Passant à leur portée, Angélique leur cria quelque chose à propos du manteau qu'elle avait laissé sur l'autre plage à une personne obligeante.
Puis, ce fut la pointe de l'île Clipp et celle de l'île des Joyaux, Jewell's Island étant l'île la plus ni large dans la baie de Casco, donc la plus éloignée d'une éventuelle attaque indienne, organisait déjà sa défense avec une célérité qui faisait honneur à son chef, le capitaine Joseph Donnel.
Des colons de Boston, Freeport et Portland, qu'il était allé chercher lui-même avec sa petite flotte, travaillaient nuit et jour, hommes et femmes, aux fortifications, et, en moins d'une semaine, c'était déjà un fortin aux remparts crénelés qui s'élevait à la pointe d'accostage de l'île. On avait établi les fours à chaux de coquilles pour faire le mortier et boucher les interstices entre les madriers et les poutres. Et toute une autre compagnie semait le blé et s'occupait des cultures en prévision d'un long siège. On avait trié les enfants débarquant. Tous ceux en âge de manier un couteau, filles ou garçons, avaient été envoyés aux travaux durs de défrichement ou de pêche. Quant aux plus petits, sous la garde de surveillantes désignées, ils s'ébattaient, nus et roses, dans la mer glacée parmi les marsouins et les phoques. Ces renseignements, la barque de Jack Merwin les glana, avec un suprême panier de coquillages, avant de s'élancer vers le large.
Puis ce fut la pleine mer bleue, blanche et pailletée d'or. À peine quelques voiles entr'aperçues ici ou là.
Angélique se réjouissait de cet horizon dénudé. Les îles s'étaient effacées. La direction se maintenait est-nord-est. Chaque coup d'aile les éloignait de la côte menacée, les rapprochait de Gouldsboro.
La journée passa rapidement, entre les histoires du colporteur et quelques pages de Bible lues par le pasteur. Du coin de l'œil, Angélique, durant cette lecture, surveillait Merwin. Mais le patron de la White Bird – tel était le nom de la barque – avait repris son expression dédaigneuse et continuait nonchalamment à mâcher sa chique de tabac et à cracher avec hauteur des jets de salive brune dont la longue trajectoire faisait l'admiration de Sammy et de Timothy, le négrillon.
Sans cesse, il arrivait quelque chose pour distraire les passagers. Longtemps, un marsouin blanc suivit la barque. Il était gros comme un bœuf et agile comme une couleuvre. Il s'éloignait et se rapprochait à toute vitesse, s'amusant des cris des enfants et semblant chaque fois leur jeter un regard polisson de son petit œil porcin. Vers le milieu de l'après-midi, l'île de Monégan fut en vue. C'est une île solitaire assez lointaine, au sud de l'archipel de Damariscove et de la côte de Pemaquid. On l'appelle aussi l'île de la Mer parce qu'elle est seule, unique comme une pierre précieuse, avec ses falaises bleues et roses, portant en diadème ses forêts aux mille variétés de fleurs sauvages. L'île aux Loups aussi. Il y en avait beaucoup jadis et ils lui donnèrent son nom : l'île des Mohicans, qui est aussi le nom d'un grand peuple indien qui a pris le loup pour emblème. Il n'y avait plus de loups en ces jours-ci. Ni de Mohicans. Mais, en revanche, on y rencontrait beaucoup de Basques, de Bretons et de Normands, de Suédois et de Hollandais, d'Espagnols et de Portugais, d'Anglais et d'Écossais, et toutes les flottilles du monde qui s'infiltraient dans son fjord étroit, contre la bosse granitique de l'îlot Ramana.
Au fur et à mesure qu'elle devenait plus visible, les passagers de la barque remarquèrent un énorme nuage noir qui l'auréolait, nuage plus sombre encore vers l'ouest... Ils se turent, le cœur serré d'angoisse.
Le nuage sombre semblait stagner. Il prenait parfois la forme d'un champignon plat aux extrémités aiguës, puis se reformait subitement.
– Est-ce de la fumée ? murmura Angélique.
Merwin lui-même, pour une fois, paraissait intrigué, mais ne dit rien. La jeune Esther, qui était une fille des rivages, trouva la première l'explication de l'énigme. C'était, dit-elle, des oiseaux. Rassemblés de tous les points de l'horizon, ils tournaient au-dessus de Monégan, sans doute attirés par une proie de choix.
Elle ne se trompait pas.
En approchant, la rumeur aiguë de ces milliers d'oiseaux tournoyants leur parvenait. Ils surent plus tard qu'un navire basque avait harponné une baleine dans les eaux proches, et l'avait remorquée jusqu'à Monégan, où l'équipage était en train de la mettre en barils.
Chapitre 4
Avec habileté, Merwin guida la White Bird entre les têtes hérissées des rocs à fleur d'eau et l'amena sans heurt dans un couloir étroit qui méritait à peine le nom de crique, mais qui se terminait par une petite grève de sable montant en pente vers la forêt. Il sauta dans l'eau jusqu'à mi-corps et guida sa barque jusqu'à ce qu'il sentît la quille frotter contre le sable. Alors, il grimpa aux rochers les plus proches pour y fixer le câble d'amarrage. Tout en agissant rapidement, il faisait signe à ses passagers de sortir de l'embarcation.
– Vite ! vite ! dépêchez-vous. Ne restez pas là, montez vers la forêt, leur cria-t-il.
Lui, savait quels dangers guettent l'homme attardé sur la rive dans les parages de la côte est de l'île Monégan. Dociles, ils se hâtèrent à sa voix et montèrent en courant la plage, portant leurs sacs et les paniers contenant les reliefs du repas.
– Quickly ! more quickly !3 criait Merwin, on ne voyait guère pourquoi. Ce fut à ce moment-là que le drame arriva. Elles sont terribles, les lames de fond qui viennent se heurter aux falaises abruptes de la Tête Noire et de la Tête Blanche, sur la côte est de l'île Monégan.
Elles arrivent sournoisement, et jamais du côté où on les attend, et se précipitent, et se retirent aussitôt, repliées sur leur proie.
Il y eut d'abord une haute torche neigeuse qui éclata sur la droite, presque devant le groupe des femmes et des enfants, et l'on aurait dit un geyser qui aurait brusquement surgi du sol pour leur couper la route. L'eau retomba en pluie sur eux et, comme ils en étaient encore à regarder vers la droite, une autre vague arriva en silence derrière eux, le dos rond, énorme et luisante, et les recouvrit tous. Ils tombèrent à quatre pattes, pêle-mêle, furent traînés sur le sable par le reflux, puis abandonnés soudainement, et la plupart d'entre eux se relevèrent promptement, et, s'accrochant aux rocs, rassemblant leurs affaires flottantes, ils remontèrent en hâte la plage. Certains riaient même de la douche imprévue, mais Angélique, en se retournant, aperçut la tête du petit Sammy qui flottait là-bas, à l'entrée du goulet, dans les remous d'écume. Alors, sans hésiter, elle courut le long de la presqu'île et se jeta à l'eau, au moment où le reflux ramenait l'enfant vers elle. À mi-chemin, elle le rencontra, le saisit. La mer les entraîna aussitôt dans un ballet dément. Regardant vers la côte, Angélique aperçut à l'extrémité rocheuse – pointe qu'elle venait de quitter – la haute silhouette de Merwin. Il était venu promptement se poster à l'endroit qu'il fallait. En un galop forcené, la mer les ramena vers lui.
– Attrapez-le ! cria Angélique, lançant le petit Anglais dans la direction de l'homme.
Le marinier le rattrapa littéralement au vol. De son côté, Angélique avait essayé de s'accrocher à une roche, mais l'aspiration de la mer fut si rapide et si irrésistible que de nouveau elle se retrouva enlevée vers le large, dans la nappe mousseuse des réseaux d'écume, entrelacés. Le creux des vagues l'aspirait comme le fond d'un trou subitement ouvert, puis elle se retrouvait tout à coup à la corne d'une crête moutonnante si élevée qu'il lui semblait qu'elle allait être projetée comme une balle à mi-hauteur de la falaise. Sa jupe, gorgée d'eau, commençait à peser un poids de plomb et elle ne pouvait plus bouger les jambes pour se maintenir en surface. Ainsi qu'une poussée convulsive venue du tréfonds des abîmes, le flot la ramena encore une fois vers la terre. Poussée vers le promontoire où Jack Merwin se tenait, elle le vit se rapprocher à une allure folle. Il était seul maintenant à l'extrémité avancée de la presqu'île, ayant mis en lieu sûr l'enfant sauvé.