La série
01 : Angélique, marquise des anges 1
02 : Angélique, marquise des anges 2
03 : Le chemin de Versailles 1
04 : Le chemin de Versailles 2
05 : Angélique et le roi 1
06 : Angélique et le roi 2
07 : Indomptable Angélique 1
08 : Indomptable Angélique 2
09 : Angélique se révolte 1
10 : Angélique se révolte 2
11 : Angélique et son amour 1
12 : Angélique et son amour 2
13 : Angélique et le Nouveau Monde 1
14 : Angélique et le Nouveau Monde 2
15 : La tentation d'Angélique 1
16 : La tentation d'Angélique 2
17 : Angélique et la démone 1
18 : Angélique et la démone 2
19 : Angélique et le complot des ombres
20 : Angélique à Québec 1
21 : Angélique à Québec 2
22 : Angélique à Québec 3
23 : La route de l'espoir 1
24 : La route de l'espoir 2
25 : La victoire d'Angélique 1
26 : La victoire d'Angélique 2
Première partie
Le poste du Hollandais
Chapitre 1
Le bruit du tambour indien s'éleva de la forêt. Il roula, ouaté, rythmé à travers l'épaisse chaleur qui s'appesantissait sur les arbres et le fleuve. Sur la rive, Joffrey de Peyrac et Angélique s'immobilisèrent. Ils écoutèrent un instant. C'était un battement sourd mais discret. Il s'échappait des ramures en notes pleines et douces, bien frappées comme les battements d'un cœur vigoureux. Et c'est ainsi que la nature immobile, stagnante sous la buée d'un jour torride, rappelait la présence des hommes qu'elle portait en son sein.
Instinctivement, Angélique saisit les mains de son mari, à ses côtés.
– Le tambour, dit-elle, qu'annonce-t-il ?
– Je ne sais. Attendons.
Ce n'était pas encore le soir. Seulement la fin du jour. Le fleuve était une immense plaque d'argent terni. Angélique et son mari le comte de Peyrac se tenaient debout sous la retombée des aulnes, au bord de l'eau.
Un peu plus loin vers la gauche, tirés sur le sable d'une crique, des canots d'écorce de bouleau colmatée de résine séchaient.
La crique s'arrondissait, à demi cernée par un promontoire effilé, tandis qu'au fond de l'anse les falaises, hautes et noires, couronnées d'ormes et de chênes, avaient conservé une fraîcheur bienfaisante.
Là, le campement s'était installé. On entendait des craquements de branches brisées pour l'édification des cabanes ou l'aménagement des feux, et déjà une nappe bleue de fumée s'élevait et s'étirait nonchalamment au-dessus de l'eau calme. Angélique secoua la tête d'un mouvement vif et léger pour chasser un nuage de maringouins qui soudain s'affairaient en bourdonnant autour d'elle. Elle cherchait aussi à dissiper une vague appréhension qui venait de surgir en entendant bourdonner le tambour de la forêt.
– C'est étrange, fit-elle presque sans réfléchir. Il y avait peu d'hommes dans les quelques villages abénakis que nous avons rencontrés en descendant le Kennebec. Seulement des femmes, des enfants, des vieillards.
– En effet, tous les sauvages sont partis vers le sud pour la traite des fourrures.
– Ce n'est pas seulement pour cela. Dans les caravanes et les canots que nous croisons, descendant comme nous vers le sud, il y a surtout des femmes. Ce sont elles apparemment qui vont pour la traite. Mais où sont les hommes ?...
Peyrac lui jeta un regard énigmatique. La question, il se l'était posée aussi, et la réponse, il la soupçonnait comme elle. Les hommes des tribus indiennes n'étaient-ils pas partis se réunir en un endroit secret pour comploter la guerre ?... Mais quelle guerre ? Et contre qui ? Il hésita à proférer ce soupçon à voix haute et préféra se taire. L'heure était calme, dénuée d'inquiétude. Le voyage se poursuivait depuis plusieurs jours sans encombre. Tous éprouvaient à revenir vers les rivages de l'Océan et les régions plus habitées une délectation et une impatience juvéniles.
– Tenez ! dit Peyrac avec un mouvement subit, voici ce qui a sans doute provoqué l'appel des tambours. Une visite !
Trois canots doublaient le promontoire en face d'eux, s'avançaient et entraient dans la crique. On devinait, à la façon dont ils avaient surgi, qu'ils venaient de remonter le cours de Kennebec plutôt que de se laisser glisser vers l'aval comme la plupart des embarcations à cette époque de l'année.
Peyrac, suivi d'Angélique, fit quelques pas pour s'avancer tout au bord de la grève, là où les vaguelettes salies d'écume laissaient une trace brunâtre sur un fin gravier. Il plissa un peu les yeux et observa les nouveaux venus.
Les Indiens qui montaient ces trois canots manifestaient l'intention de s'arrêter. Ils relevaient leurs pagaies ruisselantes, puis se glissaient dans l'eau afin de pousser leurs esquifs vers la rive.
– En tout cas, il y a là des hommes et non des femmes, remarqua Peyrac.
Puis, s'interrompant brusquement, il serra le bras d'Angélique. D'un des canots, une sombre silhouette vêtue d'une soutane noire venait de se déployer, descendant à son tour dans l'eau afin de gagner la plage sous les saules.
– Le jésuite, dit Angélique à mi-voix.
Et elle fut saisie d'une telle panique qu'elle faillit s'enfuir pour se cacher au plus profond de la forêt.
De ses doigts posés sur son poignet, le comte arrêta ce mouvement impulsif.
– Que craignez-vous donc d'un jésuite, mon amour ?
– Vous n'ignorez pas l'opinion que le père d'Orgeval a de nous. Il nous prend pour de dangereux usurpateurs, si ce n'est pour des suppôts du Diable.
– Tant qu'il ne se présente qu'en visiteur, nous devons rester calmes.
Cependant, de l'autre côté de l'eau, la Robe Noire s'était mise à suivre la rive d'un pas rapide. Parmi les moirures d'émeraude des arbres reflétés son ombre longue et mince se mouvait avec une promptitude qui avait quelque chose d'inusité dans ce pays accablé et comme déjà sombrant dans les brumes d'un soir plein de langueur. La silhouette était celle d'un homme jeune et plein de vitalité allant droit au but, sans prendre garde aux obstacles, refusant même de les voir.
Il disparut un instant, abordant le campement, et il y eut comme un silence lourd qui s'établit autour des feux ; puis l'on entendit s'approcher les pas bottés du soldat espagnol et, juste derrière lui, la haute forme noire reparut, proche, entre les feuillages drapés des saules.
– Ce n'est pas lui, fit Peyrac entre les dents. Ce n'est pas le père d'Orgeval.
Il se sentait presque déçu.
L'arrivant était grand et mince, et paraissait très jeune. Du fait de son ordre qui nécessite un noviciat fort long, il ne pouvait certainement avoir moins de trente ans. Pourtant, il y avait en lui comme la grâce inconsciente de la vingtième année. Ses cheveux et sa barbe étaient blonds et ses yeux d'un bleu presque incolore. Son visage aurait été pâle sans les plaques rouges qu'un soleil, cruel aux gens de sa complexion, lui avait infligées sur le front, les joues et le nez.
Il s'immobilisa en apercevant le comte et sa femme, et à quelques pas d'eux il les fixa un court instant, l'une de ses mains maigres et fines posée sur sa poitrine sur le crucifix pendu à son cou par un ruban violet, l'autre tenant son bâton de marche que surmontait une croix d'argent.