Le pays gagnerait la paix, les nations s'ordonneraient, les forêts seraient défrichées et des villes naîtraient, se peupleraient. Il resterait toujours assez de beauté sauvage pour ennoblir ces destinées nouvelles. Riche et admirable toujours serait le Nouveau Monde. Mais délivré des guerres stériles.
À demi engourdie par son rêve et le poids de la nuit grandiose, la pensée d'Angélique se vêtait de ce décor insolite autour d'elle, se drapait dans la passion contenue de la nature, s'accordait à la tension qui rôdait. Rien n'entamait sa secrète jubilation. L'odeur fade des festins guerriers pouvait flotter sur la forêt, le tambour battre au loin comme un cœur pressé et impatient, tout était simple. Elle se sentait concernée, mais aussi hors d'atteinte.
Contre la clarté blême de la nuit, du côté du sud-ouest, elle voyait se dresser et se balancer les trois mâts du petit navire flibustier qui avait jeté l'ancre au tournant de la rivière. De l'autre côté, en revanche, en amont, régnait une obscurité touffue, gorgée de brume et de fumées, qu'étoilait par intermittence la pointe rouge des feux indiens dans les wigwams. Un renard jappa. Une bête lourde mais souple se faufila dans les herbes auprès d'elle. C'était le glouton de Cantor. Un instant, elle entrevit la lueur de ses prunelles dilatées, à l'inconsciente férocité, qui paraissaient l'interroger.
Deuxième partie
Le village anglais
Chapitre 1
Le lendemain, Angélique, assise dans la petite salle du poste de traite, cousait activement une robe de drap écarlate pour Rose-Ann. Sa famille serait heureuse de la voir arriver joliment vêtue, et non en pauvre captive de ces « abominables » Français. Par la fenêtre ouverte, elle aperçut un radeau qui traversait le fleuve. Trois chevaux. Les chevaux que Maupertuis, le coureur de bois au service de Peyrac, avait amenés la veille de la côte. Son fils était là aussi, et Cantor. Dès qu'ils abordèrent l'île, le jeune garçon courut à toutes jambes et entra très animé.
– Mon père vous fait dire de partir tout de suite pour Brunschwick-Falls avec Maupertuis. Il ne peut nous accompagner, mais je dois vous servir d'interprète. Nous le rejoindrons demain ou après demain au plus tard à l'embouchure du Kennebec où notre bateau croise déjà.
– C'est ennuyeux, dit Angélique, je n'ai pas tout à fait fini cette robe. Je n'aurai pas le temps de coudre les nœuds du corsage. Pourquoi ton père ne peut-il nous accompagner ?
– Il doit rencontrer sur la côte un chef Etchemin ou Mic-Mac, je ne sais... que le baron de Saint-Castine tient absolument à lui présenter. Avec les Indiens, il faut toujours saisir l'occasion par les cheveux... c'est le cas de le dire. Ils sont si versatiles. Mon père a préféré partir sans attendre et nous charger de reconduire cette petite. En passant, j'ai déjà pris votre bagage au campement.
Angélique aida la petite Anglaise à passer sa jolie robe. Avec des épingles, elle agrafa le col de dentelle et les manchettes que le vieux Josué avait exhibés de quelque ballot marchand. Rapidement, elle se recoiffait, bouclait la ceinture de cuir qui supportait son pistolet, dont elle ne se séparait pas volontiers.
Les chevaux attendaient dehors, sellés et tenus en bride par Maupertuis et son fils. Angélique vérifia par habitude leur harnachement et la présence du sac de cuir qu'elle avait préparé le matin. Elle s'informa des munitions de chacun.
– Eh bien ! Partons, décida-t-elle.
– Et moi, qu'est-ce que je fais ? demanda le soldat Adhémar qui attendait devant la porte assis sur une barrique renversée, son mousquet entre les jambes.
C'était la fable de l'endroit. Tout le monde en faisait des gorges chaudes. Devinant la terreur que lui inspirait Angélique, ou bien parce qu'il ne savait qu'en faire, le caporal du fort Saint-Jean l'avait commis à la garde expresse de Mme de Peyrac. Partagé entre sa peur superstitieuse et l'esprit de discipline militaire, Adhémar vivait un calvaire. Maupertuis l'effleura d'un regard apitoyé.
– Reste ici, mon vieux !
– Mais je peux pas rester ici tout seul : c'est plein de sauvages !
– Viens avec nous alors, fit le Canadien, ennuyé. Ton caporal et les autres sont déjà partis avec M. de Peyrac.
– Partis ? balbutia le garçon prêt à pleurer.
– Bon ! Viens, je te dis. C'est vrai qu'on ne peut pas le laisser ici tout seul, continua-t-il en s'excusant, vers Angélique. Et puis ça fera toujours un fusil de plus.
Ils saluèrent le Hollandais, et peu après avoir abordé l'autre rive ils entrèrent dans la pénombre de la forêt. Un sentier assez visible s'enfonçait sous les ramures dans la direction de l'ouest.
– Où va-t-on par là ? interrogea Adhémar.
– À Brunschwick-Falls.
– C'est quoi ça ?
– Un village anglais.
– Mais je ne veux pas aller chez les Anglais, moi ! C'est des ennemis.
– Bon ! Tais-toi fada, et marche.
Envahi par le printemps, le sentier était à peine tracé, mais les chevaux le suivaient d'un pas sûr, avec la divination des animaux qui reconnaissent les passages humains fréquentés malgré les mille obstacles que lançaient buissons et halliers au travers de leur piste. Le printemps insolent ratissait la sauvagerie de la forêt en jets de branches nouées de verdure, mais flexibles et neuves et qui s'écartaient facilement. L'herbe était douce et courte et le sous-bois lumineux. Ils reconnurent les traces d'un village indien abandonné qu'on leur avait signalé. Puis replongèrent sous la ramée. Peu après, entre les troncs des trembles et des bouleaux alignés, ils virent briller les eaux d'un lac ; il étincelait au soleil, absolument paisible comme un miroir. Et, l'heure de midi approchant, le silence se fit plus lourd, dans une sorte de torpeur où bourdonnaient des insectes.
Angélique avait pris en croupe la petite Anglaise. Maupertuis et Cantor montaient les deux autres chevaux. Le soldat et le jeune Canadien suivaient à pied, sans grand mal, car de toute façon les montures ne pourraient aller qu'au pas, tout le long du chemin. Mais elles épargnaient à la femme et à l'enfant les fatigues de la marche. Adhémar jetait sans cesse des regards angoissés autour de lui.
– Y a quelqu'un qui nous suit, j'vous dis.
On finit par s'arrêter pour lui donner satisfaction. On tendit l'oreille.
– C'est Wolverines, dit Cantor, mon glouton.
Et l'animal surgit hors des fourrés à leurs pieds, tapi comme pour bondir, sa petite gueule démoniaque tendue vers eux en un rictus qui découvrait ses deux canines blanches et pointues.
Cantor rit de la tête d'Adhémar.
– Quèqu', quèqu' c'est que cette bête-là ?
– C'est un glouton et qui va te dévorer tout vif.
– Hé ! Mais c'est que c'est gros comme un mouton, ce bestiau ! se plaignit l'autre.
Désormais, il se retournait à tout moment pour voir si Wolverines le suivait, et la bête facétieuse le frôlait parfois pour le faire sursauter.
– Marcher avec « ça » sur les talons, si vous croyez que c'est drôle !...
Ils en riaient tous et la petite Rose-Ann ne s'était jamais tant amusée. La forêt ressemblait à celle de l'autre rive. Elle avait de doux vallonnements, descendant vers de petits ruisseaux et rivières en cascades, des remontées qui menaient à des plateaux pierreux plantés de pins et de cèdres courts et parcourus de brise parfumée, mais qui très vite en s'inclinant retrouvait l'écume verte des arbres feuillus, avec une sorte de plaisir, comme on plonge dans la mer.
Après la chaleur du jour, une brise se leva, qui fit miroiter les feuilles et emplit le sous-bois de murmures.
Ils s'arrêtèrent encore pour consulter le plan que leur avait remis le vieux Josué. À la suite d'un autre village dont les Indiens avaient décabané, la piste était moins certaine. Mais Cantor fit le point avec sa boussole et affirma qu'en continuant dans cette direction on atteindrait le but dans deux ou trois heures.