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Sans posséder le flair infaillible de Florimond pour l'art de la topographie, Cantor avait en commun avec son aîné un sens aigu d'observation qui lui permettait de ne jamais s'égarer, et au demeurant tous deux avaient été sévèrement « dressés » en ce domaine par leur père, qui, dès leur plus jeune âge, les avait familiarisés avec les instruments de levé : sextant, chronomètre et marche à la boussole.

Angélique pouvait faire entière confiance à son fils en ce domaine. Elle n'en regrettait pas moins que Joffrey de Peyrac n'ait pu les accompagner. À mesure que les heures passaient, l'embarras de ce départ précipité lui apparaissait. Pourquoi Joffrey n'était-il pas là ? Et combien cette forêt était déserte, silencieuse et pourtant trop bruyante depuis que le vent s'était levé !

– M. de Peyrac ne vous a-t-il pas donné des explications sur la nécessité de son voyage brusqué ? demanda-t-elle en se tournant vers le Canadien.

Elle le connaissait moins que les autres, car il n'avait pas hiverné avec eux à Wapassou, mais elle le savait dévoué et sûr.

– Je n'ai pas vu moi-même M. le comte, répondit cet homme. C'est Clovis qui m'a porté son message.

– Clovis ?...

Une alarme encore imprécise commença à résonner en elle. Il y avait quelque chose d'inhabituel dans tout ceci. Pourquoi Joffrey... ne lui avait-il pas écrit un message ? Cela ne lui ressemblait pas... Ces consignes passées de bouche en bouche... Clovis ?... Son cheval buta contre une pierre à fleur de terre et elle dut rassembler son attention pour le guider. Dans les feuillages dentelés, des chênes d'une sombre émeraude, des troncs puissants se ramifiaient en candélabres noirs.

« On dirait la forêt de Nieul au temps des embuscades... » pensa Angélique. Frappée de réminiscences, elle souhaitait sortir de cette ombre épaisse.

– Sommes-nous sur la bonne route, Cantor ?

– Oui, oui, répondait le jeune garçon en consultant de nouveau son plan et sa boussole.

Mais, un peu plus loin, il descendit de cheval et avec Pierre-Joseph, le jeune métis, ils consultèrent les alentours. La piste disparaissait parmi les broussailles. Les deux jeunes gens affirmèrent qu'il fallait aller par là. Les arbres se rétrécissaient jusqu'à ne plus former qu'une voûte étroite de plus en plus sombre. À un tournant, l'issue de ce tunnel apparut heureusement par un renouveau de lumière, une trouée de soleil. Mais ce fut à cet instant que Maupertuis leva la main, et tous, même les chevaux, se figèrent sous ce signe. Il y avait eu un changement imperceptible, un changement qui faisait que la déserte forêt était devenue non pas peuplée, mais comme habitée d'autres présences.

– Les Indiens ! chuchota Adhémar en défaillant.

– Non, les Anglais, dit Cantor.

En effet, dans l'auréole de soleil qui trouait la ramée, venait de surgir à contre-sens la plus inattendue silhouette qu'on pût imaginer.

Bossu, tordu, chaussé d'énormes souliers à boucles d'où sortaient ses mollets maigres, coiffé d'un chapeau à bord dont la haute coiffe en pain de sucre paraissait ne pas vouloir finir, un petit vieillard se tenait en arrêt à la sortie du bois. À deux mains, il brandissait un vieux tromblon à canon court et évasé bourré de mitraille. La décharge pouvait mettre à mal, sans nul doute, aussi bien le tireur que ses victimes. Les arrivants se gardèrent de bouger.

– Halte ! cria le petit vieillard d'une voix aigre et perçante. Si vous êtes des esprits, disparaissez, ou je tire !

– Vous voyez bien que nous ne sommes pas des esprits, répondit Cantor en anglais.

– À minute, please2.

Le vieux releva son arme désuète et d'une main fouilla dans son pourpoint noir. Il en tira une énorme paire de bésicles cerclées d'écaille, qu'il posa sur son nez et qui le fit ressembler à une vieille chouette.

– Ye-es ! I See-ee !3... grommela-t-il.

Il traînait sur la fin des syllabes avec une solennité soupçonneuse. Il s'approcha à petits pas des cavaliers, considérant Cantor de bas en haut et affectant d'ignorer Angélique.

– Et qui es-tu, toi, qui parles avec l'accent du Yorkshire, comme ces sacrés professeurs de Boston ? N'as-tu pas la peur du bon chrétien d'aller aux bois ? Ne sais-tu pas qu'il n'est pas bon que les jouvenceaux et les femmes aillent aux bois ? Ils peuvent y rencontrer l'Homme Noir et faire avec lui mille abominations. N'est-ce pas toi qui me nargues, fils de Bélial le Voluptueux, Prince des Eaux avec lequel t'aurait engendré celle qui t'accompagne, une nuit de sabbat ? Je n'en serais pas étonné ! D'ailleurs, tu es trop beau pour être une créature humaine, jeune homme !

– Nous nous rendons chez Benjamin et Sarah William, répondit Cantor qui en avait vu d'autres à Boston avec les savants illuminés. Nous leur amenons leur petite-fille Rose-Ann, fille de John William.

– Hé ! Hé ! Chez Benjamin William.

Le vieil Anglais se pencha pour examiner, de son œil perçant derrière les verres épais de ses bésicles, la fillette en robe rouge que lui désignait le garçon.

– Tu dis que cette enfant-là est la petite-fille de William. Ho ! Ho ! Voilà qui est plaisant ! Nous allons rire.

Il se frotta les mains comme s'il était soudain témoin d'une excellente farce.

– Ho ! Ho ! Je le vois d'ici.

D'un regard vif et sans en avoir l'air, il avait enregistré les autres personnages : les deux coureurs de bois avec leurs vestes de peaux, frangées à l'indienne, leur ceinture et leur bonnet coloriés de Canadiens, puis derrière eux le soldat de France dans sa tunique déteinte mais reconnaissable.

Il remit son arme sur son épaule bossue et s'écarta du sentier.

– Eh bien ! Allez, allez, Français, fit-il, riant toujours à petits coups. Allez, ramenez donc sa petite-fille au vieux Ben. Ho ! Ho ! Je m'imagine la tête que va faire William ! Hé ! Hé ! Voilà qui est plaisant... Mais ne comptez pas trop sur la rançon, car il est avare...

Angélique avait suivi tant bien que mal le dialogue. Si elle comprenait l'anglais fort intelligible du vieillard, elle ne saisissait à peu près rien à ce qu'il racontait. Heureusement, Cantor gardait un calme olympien.

– Sommes-nous encore loin de Brunschwick ? insista-t-il poliment. Nous craignons de nous être égarés.

L'autre balança la tête avec une moue, paraissant dire que lorsqu'on est assez écervelé pour se promener dans la forêt diabolique on doit savoir où l'on va et se débrouiller seul. Durant cet entretien, un autre personnage avait surgi et s'était approché en silence derrière le vieillard. C'était un grand Indien au regard froid, un Abénakis de la région des Sokokos ou Scheepscots, à en juger par son profil aigu aux deux incisives prononcées. Il portait une lance en main, un arc et un carquois en bandoulière. Il suivait la conversation avec indifférence.

– Ne pourriez-vous vraiment pas nous indiquer le chemin jusqu'à Brunschwick-Falls, respectable vieillard ? insista Cantor à bout d'arguments.

À cette requête pourtant formulée avec toute la courtoisie possible, le visage du vieux gnome se transforma, grimaça de colère, et il partit dans un flot de paroles violentes, où Angélique discerna au passage des versets de la Bible, des malédictions, des prophéties, des accusations, et des phrases entières de latin et de grec, d'où il ressortait que les gens de Brunschwick – Newehewanik pour les Indiens – étaient fous, ignares, incroyants et possédés du démon, il ne remettrait jamais, lui George Shapleigh, les pieds dans leur patelin. Cantor continua d'insister avec la candeur de la jeunesse. L'aïeul se calma peu à peu, bougonna, lança encore quelques anathèmes conjurateurs, puis, tournant le dos, se mit à marcher devant eux dans le sentier, tandis que son Indien se plaçait, toujours silencieux et impassible, derrière la caravane.