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Lorsque les voyageurs approchèrent, ils distinguèrent des barrières qui parquaient des moutons.

C'était une bergerie. On y faisait la tonte. On y faisait des fromages aussi. Des hommes et des femmes se retournèrent et suivirent des yeux les trois chevaux amenant des étrangers. Plus ils avançaient le long de l'allée, plus ils rejoignaient la clarté vers le couchant. À un détour, le village se découvrit tout entier avec ses maisons de bois s'étageant sur le flanc d'une colline couronnée d'ormes et d'érables.

Elles dominaient une combe herbeuse où courait un ruisseau. Des lavandières en revenaient, leurs paniers d'osier chargés de linge sur la tête. Leurs robes de toile bleue claquaient au vent.

Au delà du ruisseau, des prairies remontaient en pente douce jusqu'à la forêt aux troncs serrés.

Le sentier devint rue et, après une légère descente, remonta entre les maisons et les jardinets. Des chandelles allumées derrière les vitres ou les carreaux de parchemin faisaient briller çà et là dans la lumière de cristal du soir des étoiles d'une autre lumière plus vive prenant le relais du jour et piquetant tout ce tableau paisible d'un chatoiement de pierre précieuse. Pourtant, sans qu'on sût par quel truchement, lorsqu'ils firent halte à l'autre bout du village devant une importante demeure à pignons et encorbellements, à peu près tous les habitants de Brunschwick-Falls se trouvèrent rassemblés derrière leurs dos, bouche bée et les yeux écarquillés. On ne voyait plus qu'un moutonnement de vêtements bleus ou noirs, de visages éberlués, de coiffes blanches et de chapeaux pointus.

*****

Lorsque Angélique descendit de cheval et salua à la ronde, il y eut un murmure indistinct, un recul effaré, mais, lorsque Maupertuis, s'approchant, enleva la petite Rose-Ann pour la déposer à terre, le murmure cette fois monta comme le bruit de la houle, et un grondement de stupéfaction, d'indignation, de protestations s'enfla, chacun s'interpellant et s'interrogeant à mi-voix.

– Qu'est-ce que j'ai fait ? dit Maupertuis stupéfait. Ce n'est pas la première fois qu'ils voient un Canadien, non ? Et puis, on est en paix, il me semble !

Le vieux médecin frétillait comme un gardon jeté sur le sable.

– It's hier ! It's hier ! répétait-il avec impatience en désignant la porte de la grande demeure.

Il jubilait.

Il monta le premier les marches d'un perron de bois et poussa énergiquement le vantail.

– Benjamin et Sarah William ! Je vous amène votre petite-fille Rose-Ann de Biddeford-Sébago et les Français qui l'ont capturée, cria-t-il de sa voix aigre et triomphante.

Le temps d'un éclair, Angélique entrevit dans le fond de la pièce un âtre de briques que garnissaient de nombreux ustensiles de cuivre et d'étain, deux vieillards, un homme et une femme de chaque côté de cet âtre, vêtus de noir et hiératiques comme des portraits avec la même fraise blanche empesée, et chez la femme une coiffe de dentelle imposante, tous deux assis très droits dans des fauteuils à haut dossier ouvragé. Sur les genoux du vieillard était posé un énorme livre, une Bible sans doute, et la femme filait une quenouille de lin. Près d'eux, à leurs pieds, des enfants assis et des servantes en bleu, occupées à tourner leurs rouets.

Vision rapide car au seul nom de Français les deux personnages se dressèrent, Bible et quenouille roulèrent à terre sans ménagement, et, avec une vivacité de mouvements surprenante, ils décrochèrent deux fusils au-dessus de l'âtre ; apparemment chargés et prêts à tirer, ils les pointaient aussitôt vers les arrivants.

Shapleigh ricanait de plus belle et se frottait les mains. Mais presque aussitôt, la vue d'Angélique poussant devant elle la fillette parut causer aux deux vieillards un atterrement sans nom, une impression encore plus terrifiante que celle des Français, au point que leurs mains tremblèrent et que les armes semblèrent soudain trop lourdes à leurs bras vieillis... Les canons s'abaissèrent lentement comme sous le coup d'une stupeur accablante.

– Oh ! God ! God !4... murmurèrent les lèvres pâles de la vieille dame.

– Oh ! Lord !5 s'écria son mari.

Angélique esquissait une révérence et, les priant de l'excuser pour son anglais imparfait, elle leur exprima sa joie de pouvoir remettre saine et sauve entre les mains de ses grands-parents une enfant qui avait couru de grands dangers.

– C'est votre petite-fille Rose-Ann, insista-t-elle, car il lui semblait qu'ils n'avaient pas encore compris. Ne voulez-vous pas l'embrasser ?

Sans se dérider, Benjamain et Sarah William abaissèrent sur la fillette un regard assombri, puis poussèrent ensemble un profond et commun soupir.

– Si fait, déclara enfin le vieux Ben, si fait, nous voyons bien que c'est Rose-Ann et nous voulons bien l'embrasser mais, auparavant, il faut... IL FAUT qu'elle enlève cette infâme robe rouge.

Chapitre 3

– Vous auriez aussi bien pu l'amener toute nue, avec les cornes du Diable dans les cheveux, glissa un peu plus tard Cantor à sa mère.

Consciente de sa méprise, Angélique s'adressait des reproches.

– Que n'aurais-je pas entendu si j'avais eu le temps de coudre les nœuds dorés au corsage de cette robe rouge...

– On en frémit, dit Cantor.

– Toi qui as vécu en Nouvelle-Angleterre, tu aurais dû m'avertir. Je ne me serais pas abîmé les doigts à lui confectionner un vêtement de fête pour son retour parmi d'aussi puritaines personnes.

– Pardonnez-moi, ma mère... Nous aurions pu aussi bien tomber sur une secte moins intolérante. Car il en existe. Et puis, je me disais que, dans le cas contraire, je m'amuserais de la tête qu'ils feraient.

– Tu es aussi taquin que ce vieux bonhomme d'apothicaire, dont ils ont l'air de se méfier comme de la peste. Lui aussi, je ne serais pas étonnée qu'en voyant la robe rouge de RoseAnn il se soit réjoui à l'avance de les mystifier. C'est sans doute ce qui l'a décidé à nous montrer le chemin.

On les avait introduits ainsi que leur malencontreuse pupille Rose-Ann dans une sorte de parloir attenant à la grande salle. Sans doute pour soustraire plus rapidement à la vue du peuple béat la petite-fille de Benjamin et Sarah William vêtue d'une telle livrée folle et infamante, ainsi que la femme qui l'avait amenée et dont les atours voyants et inconvenants ne révélaient que trop à quelle race et à quelle religion dévoyées elle appartenait : les Français et le papisme !

Êtres bizarres que ces puritains dont on pouvait se demander s'ils avaient un cœur... ou un sexe. Quand on découvrait la froideur de leurs relations familiales, il semblait inconcevable qu'un acte d'amour quelconque eût pu présider à l'établissement de cette même famille. Pourtant, la descendance de Mr et Mrs William était nombreuse. Il y avait pour le moins deux ménages et leurs enfants installés dans la grande maison de Brunschwick-Falls. Angélique s'était étonnée que personne ne parût s'intéresser au sort des William juniors emmenés captifs au Canada par les sauvages.

L'annonce que sa belle-fille avait accouché misérablement dans la forêt indienne, et qu'elle avait, de ce fait, un autre petit-enfant, laissa Mrs William de glace. Et son mari entama un long sermon comme quoi John et Margaret avaient été justement punis de leur indocilité. Que n'étaient-ils demeurés à Biddeford-Saco, sur la mer, une colonie solide et pieuse, au lieu de se croire, dans leur orgueil, oints par le Seigneur et désignés pour aller fonder leur propre établissement dans des solitudes dangereuses autant pour l'âme que pour le corps, et d'avoir encore l'audace de baptiser ce nouvel endroit, fruit de l'orgueil et de l'indiscipline, du même nom de Biddeford-le-Pieux, où ils avaient vu le jour ? D'ailleurs, maintenant, ils étaient en Canada et c'était bien fait pour eux. Lui, Ben William, avait toujours pensé que John, son fils, n'avait pas l'étoffe d'un conducteur de peuples.