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Il rejeta de la main les précisions qu'essayait de donner Cantor au sujet des captifs. Les détails de leur enlèvement, il les avait eus par Darwin, le mari de la sœur de leur bru. Un garçon qui n'avait pas d'envergure et qui allait bientôt se remarier. « Mais sa femme n'est pas morte, essaya d'expliquer Angélique... du moins elle ne l'était pas la dernière fois que je l'ai vue à Wapassou... »

Benjamin William n'écouta point. Pour lui, tout ce qui était au delà des grands bois vers le nord, vers ces régions lointaines, inaccessibles, où des Français possédés aiguisaient leurs couteaux à scalper dans des vapeurs d'encens, tout cela, c'était déjà l'Autre Monde, et en fait bien peu d'Anglais ou d'Anglaises en étaient jamais revenus !

– Sois franc pour une fois, dit Angélique à son fils. Y a-t-il aussi quelque chose dans ma tenue qui puisse les indisposer ? Suis-je, à mon insu, indécente ?

– Vous devriez mettre quelque chose LA, dit Cantor d'un ton doctoral, en désignant le haut décolleté du corsage d'Angélique.

Ils riaient tous deux comme des enfants sous l'œil morne de la pauvre Rose-Ann, lorsque les servantes en robes bleues entrèrent portant une bassine de bois cerclé de cuivre et de nombreux pichets d'où s'échappait une vapeur d'eau bouillante. Un grand jeune homme, sérieux comme un pasteur, vint chercher Cantor qui le suivit en affichant à son tour la même expression gourmée et soucieuse que démentaient leurs joues fraîches d'adolescents. En revanche, les servantes, d'accortes filles au teint coloré par l'air des champs, paraissaient d'humeur moins guindée. Dès qu'elles n'étaient plus sous l'œil sévère du vieux maître, elles souriaient volontiers et leurs regards, détaillant Angélique, pétillaient d'animation. C'était un événement prodigieux que l'arrivée de cette grande dame française. Elles examinaient chaque pièce de son habillement pourtant bien modeste et suivaient chacun de ses gestes. Ce qui ne les empêchait pas de se montrer fort actives, apportant une pâte de savon dans un bol de bois, présentant des serviettes tiédies devant le feu.

Angélique s'occupa tout d'abord de l'enfant. Elle ne s'étonnait plus que la petite Anglaise lui ait paru parfois un peu abrutie, quand on voyait d'où elle venait. Il fallait se remettre dans l'atmosphère de La Rochelle... en bien pire !

Pourtant, lorsque, au moment de la rhabiller, Angélique voulut lui passer la robe sombre préparée pour elle, la timide enfant se révolta. Son séjour chez les Français ne lui valait décidément rien. Si peu de temps qu'elle eût passé parmi eux, elle s'y était perdue à jamais, aurait constaté le révérend pasteur. Car on la vit soudain repousser avec violence la triste vêture présentée et, se tournant vers Angélique, elle blottit la tête contre son sein et éclata en sanglots.

– Je veux garder ma belle robe rouge ! s'écria-t-elle.

Et pour bien affirmer d'où lui venait cette humeur rebelle, elle répéta sa phrase plusieurs fois en français, ce qui eut le don d'atterrer les servantes. Cette langue impie dans la bouche d'une William, ces manifestations sans pudeur de colère et d'entêtement, cette coquetterie avouée, tout cela était terriblement déconcertant, n'annonçait rien de bon...

– Jamais mistress William ne consentira, dit l'une d'elles, hésitante.

Chapitre 4

Très droite, très haute, très mince, hiératique, imposante, la vieille Sarah William laissa tomber un regard lourd sur sa petite-fille et par la même occasion sur Angélique. On était allé chercher l'aïeule pour trancher le débat, et apparemment celui-ci ne pourrait l'être que par le sacrifice total.

Nul n'évoquait mieux l'idée de la Justice et du Renoncement que cette grande Sarah, très impressionnante vue de près, dans ses vêtements sombres, le cou haut soutenu par sa fraise tuyautée.

Elle avait des paupières immenses, pesantes, bleutées, voilant des yeux un peu saillants dont le feu noir éclatait par instants dans un visage très pâle, mais dont les courbes usées avaient une sorte de majesté.

On ne pouvait oublier, en regardant ses mains maigres et diaphanes jointes l'une sur l'autre dans un geste pieux, la promptitude avec laquelle ces mêmes mains pouvaient encore saisir une arme.

Angélique caressait les cheveux de Rose-Ann qui ne se calmait pas.

– C'est une enfant, plaida-t-elle en regardant l'intraitable dame, les enfants aiment naturellement ce qui est vif à l'œil, ce qui est joyeux, ce qui a de la grâce...

C'est alors qu'elle remarqua que les cheveux de Mrs William étaient coiffés d'un ravissant bonnet en dentelle des Flandres. Un de ces objets pour le moins diaboliques et entraînant à la perversion de la vanité qu'avait dénoncés tout à l'heure le vieux Ben. Baissant ses longues paupières, Mrs William parut méditer. Puis elle donna un ordre bref à l'une des filles qui revint, portant un vêtement blanc et plié. Angélique vit que c'était un devantier de toile, à large bavette.

D'un geste, Mrs William indiqua que Rose-Ann pouvait remettre la robe incriminée à condition d'en voiler partiellement la splendeur agressive avec le tablier. Puis, tournée vers Angélique, elle eut un clin d'œil de connivence, tandis qu'une ombre de sourire narquois glissait sur ses lèvres sévères.

Ces concessions mutuelles ayant été consenties, les William et leurs hôtes se retrouvèrent autour de la table, servie pour le repas du soir.

Maupertuis et son fils avaient fait porter l'annonce qu'ils étaient reçus par un membre de la communauté avec lequel ils avaient traité naguère certaines affaires de fourrures au cours d'un voyage à Salem.

Adhémar errait comme une âme en peine par les sentiers herbeux de la colonie suivi d'une nuée de petits puritains curieux qui de temps en temps touchaient d'un doigt effrayé son uniforme bleu de soldat du roi de France et son mousquet pendu au bout de son bras découragé.

– La forêt est pleine de sauvages, gémissait-il, je les sens autour de nous.

Angélique vint le chercher.

– Mais voyons, Adhémar, nous n'avons pas rencontré âme qui vive de la journée ! Venez donc vous restaurer.

– Moi, m'asseoir au milieu de ces hérétiques, qui haïssent la Vierge Marie ? Ça, jamais !...

Il resta devant la porte, écrasant les moustiques sur ses joues et supputant les malheurs qui le guettaient partout dans cet horrible pays : soit les sauvages, soit les Anglais... Il en était arrivé à se sentir plus en sécurité près d'une personne que certains soupçonnaient d'être un esprit diabolique, mais qui avait au moins le mérite d'être française. Et elle lui parlait avec gentillesse et patience cette dame qu'on disait Démone, au lieu de le bousculer. Soit, il monterait la garde pour la défendre puisque aussi bien les recruteurs du roi avaient fait de lui un soldat et lui avaient mis un mousquet dans la main.

*****

Devant Angélique, on avait posé un bol de lait tiède où flottait un œuf battu. Ce mets simple, à la saveur presque oubliée, l'emplit de joie. Il y avait de la dinde bouillie accompagnée d'une sauce fortement parfumée de menthe qui en relevait la fadeur et du maïs en grains. Puis l'on apporta une tourte dont le couvercle de pâte laissait échapper la vapeur parfumée d'une compote de myrtilles.

Pour les Anglais, savoir que le comte de Peyrac et sa famille avaient vécu sur le haut Kennebec, à plus de quatre cents milles de la mer, cela les mettait en transe. Certes, c'étaient des Français, mais l'exploit demeurait, surtout pour les femmes et les enfants, inhabituel.

– Est-ce vrai que vous avez dû manger vos chevaux ? Insistaient-ils.

Les jeunes surtout s'intéressaient à ce gentilhomme français, ami et délégué de la baie du Massachusetts. Quels étaient ses projets ? Était-ce vrai qu'il cherchait à contracter une alliance avec les Indiens et les Français, ses compatriotes, pour éviter les raids meurtriers sur la Nouvelle-Angleterre ?