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Angélique le jugea d'une surprenante distinction, semblable à ces chevaliers ou ces archanges guerriers que l'on voit en France aux vitraux des églises.

– Je suis le père Philippe de Guérande, déclara-t-il d'une voix courtoise. Coadjuteur du père Sébastien d'Orgeval. Apprenant que vous descendiez le Kennebec, monsieur de Peyrac, mon supérieur m'a chargé de venir vous présenter ses civilités.

– Qu'il soit remercié de ses bonnes intentions, répondit Peyrac.

Il éloigna d'un geste l'Espagnol qui se tenait presque au garde-à-vous, subjugué devant le père jésuite.

– Je regrette de n'avoir que l'hospitalité rustique d'un campement à vous offrir, mon père. Mais vous êtes habitué, je pense, à ce genre d'inconfort. Voulez-vous que nous nous rapprochions des feux ? La fumée nous protégera un peu des moustiques. C'est l'un des vôtres, je crois, qui disait qu'aux Amériques il n'est point besoin de porter cilice car les moustiques et les maringouins se chargent abondamment d'en remplir l'office.

L'autre daigna sourire.

– Le saint père Brébœuf a eu en effet cette boutade, reconnut-il.

Ils s'assirent non loin des groupes qui s'affairaient aux préparations du repas et du couchage. À l'écart cependant.

Joffrey retint d'une pression imperceptible Angélique qui voulait s'éloigner. Il souhaitait qu'elle assistât à l'entretien. Elle prit place à son tour près de lui, sur un gros rocher moussu. Déjà, avec l'intuition immédiate des femmes, elle constatait que le père de Guérande affectait de ne pas la remarquer.

– Je vous présente mon épouse, la comtesse de Peyrac de Morens d'Irristru, dit Joffrey avec toujours la même urbanité sereine.

Le jeune jésuite inclina la tête dans la direction d'Angélique d'un geste raide presque mécanique, puis se détourna, et son regard erra sur la surface polie de l'eau qui s'assombrissait peu à peu tandis que s'allumaient dans ses profondeurs les reflets pourpres des nombreux foyers brasillant sur la rive.

En face, les Indiens qui avaient amené le père s'installaient pour cabaner. Peyrac proposa de les convier et de partager avec eux le chevreuil et les dindes qui déjà rôtissaient sur les broches, ainsi que les saumons péchés l'heure précédente qui cuisaient à l'étouffée, entourés de feuilles, sous les cendres.

Le père de Guérande secoua la tête négativement et dit que c'étaient des Kennébas, indigènes fort farouches et qui n'aimaient pas se mêler aux étrangers. Angélique pensa subitement à la petite Anglaise Rose-Ann qu'ils ramenaient avec eux. Elle la chercha des yeux et ne la vit pas. Elle apprit plus tard que Cantor, dès l'arrivée du jésuite, l'avait rapidement soustraite à sa vue. Il attendait patiemment dans quelque fourré, en grattant de la guitare pour distraire l'enfant, que les conversations fussent terminées.

– Ainsi, fit le père de Guérande, vous avez passé l'hiver au cœur des Appalaches, monsieur ? Avez-vous eu à souffrir du scorbut ? De la famine ? Avez-vous perdu des membres de votre colonie ?...

– Non, pas un seul, Dieu soit loué !

Le religieux tiqua, et il eut un petit sourire étonné.

– Nous sommes heureux de vous entendre louer Dieu, monsieur de Peyrac. Le bruit courait que vous et votre troupe vous n'étiez guère portés à la piété. Que vous recrutiez vos gens indistinctement parmi des hérétiques, des indifférents, des libertins, et même qu'il y avait parmi eux de ces fortes têtes égarées par l'orgueil, qui ne se privent pas à tout propos de blasphémer et de maudire Dieu – béni soit son Saint Nom !...

D'une main, il refusait le gobelet d'eau fraîche et l'écuelle de rôti que Yann Le Couennec, le jeune Breton qui servait d'écuyer au comte de Peyrac, lui présentait. « C'est dommage, pensa Angélique irrévérencieusement, ces jésuites, on ne pourra pas les « avoir par la gueule »...

Jadis, le père Masserat s'était montré plus sybarite. »

– Restaurez-vous, mon père, insistait Peyrac.

Le jésuite secoua la tête.

– Nous avons fait collation à l'heure méridienne. Cela suffit pour une journée. Je mange peu. Comme les Indiens... Mais vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur... Est-ce volontairement que vous recrutez vos hommes parmi des esprits rebelles aux disciplines de l'Église ?

– À vrai dire, mon père, ce que je demande avant tout à ceux que j'engage, c'est de bien savoir manier les armes, la hache et le marteau, d'être capables de supporter le froid, la faim, la fatigue, les combats, en bref, l'adversité, sans un murmure, de m'être fidèles et soumis le temps de leur contrat et d'exécuter au mieux les travaux que je leur impose. Mais qu'ils soient pieux et dévots en sus ne me disconvient pas expressément.

– Pourtant, vous n'avez planté la Croix dans aucun des établissements que vous avez fondés.

Peyrac ne répondit point.

Le reflet de l'eau miroitante, qu'incendiait subitement le soleil couchant, paraissait allumer dans ses yeux une petite lueur moqueuse qu'Angélique connaissait bien, mais il restait patient et comme particulièrement amical.

Le père insista.

– Voulez-vous dire qu'il y a parmi les vôtres des individus que ce signe, ce Signe admirable d'amour, de sacrifice – qu'il soit béni – que ce Signe, dis-je, risquerait de choquer et même d'irriter ?

– Peut-être.

– Et s'il y avait parmi vos gens des êtres – comme ce jeune homme il me semble, au visage ouvert et franc, qui est venu me présenter ce tantôt de la nourriture – qui auraient gardé, par le souvenir d'une enfance pieuse, de l'affection pour le signe de la Rédemption, ainsi vous les priveriez délibérément du secours de leur Sainte Religion ?...

– On est toujours plus ou moins contraint de se priver de quelque chose lorsqu'on accepte de vivre en diverse compagnie, dans des conditions difficiles et parfois dans un espace fort restreint. Ce n'est pas à moi, mon père, de vous faire remarquer combien la nature humaine est imparfaite, et qu'il est nécessaire de se faire des concessions pour vivre en bonne intelligence.

– Celle de renoncer à rendre hommage à Dieu et d'implorer sa miséricorde me semble la dernière des concessions à faire et pour tout dire une concession coupable. Ne dévoilerait-elle pas le peu d'importance que vous accordez, monsieur de Peyrac, aux secours spirituels ?... Le travail, sans le courant divin qui le vivifie, ne compte pas. L'œuvre, sans la Grâce sanctifiante, n'est rien. C'est une enveloppé vide, du vent, du néant. Et cette grâce ne peut être accordée qu'à ceux qui reconnaissent Dieu comme Maître de toutes leurs actions, qui obéissent à ses lois et qui lui offrent, par la prière et chaque jour de leur vie, les fruits de leurs travaux.

– Pourtant l'Apôtre Jacques a écrit : « Seuls les ouvrages comptent... »

Peyrac redressa un peu ses épaules qui s'étaient voûtées comme sous le poids de la réflexion. Il prit dans une fente de son gilet de cuir un cigare de feuilles roulées de tabac et l'alluma au tison que lui présentait presque aussitôt le jeune Breton. Puis celui-ci s'éloigna discrètement. À la citation du comte, Philippe de Guérande avait eu le sourire froid et subtil de l'adversaire qui rend hommage au coup bien porté. Mais il ne révélait pas pour autant son adhésion. Angélique, silencieuse, mordillait nerveusement l'ongle de son petit doigt. Pour qui se prenait-il, ce jésuite ? Oser parler sur ce ton à Joffrey de Peyrac ? Mais en même temps il lui revenait comme une bouffée de son enfance conventuelle, le sentiment de pénible dépendance que toute personne laïque éprouvait vis-à-vis des membres du clergé, et c'était une chose admise et évidente que les jésuites étaient d'une race qui ne craignait rien, ni roi ni pape. Ils avaient été fondés pour enseigner et fustiger les grands de ce monde. Pensive, elle contemplait de ses larges yeux le visage émacié, retrouvait par cette présence insolite, près d'eux, au sein de la forêt américaine, de très anciennes anxiétés, familières au Vieux Monde : la crainte du prêtre, porteur de mystiques pouvoirs. Puis son regard revenait vers le visage de son mari et elle respirait, soulagée. Car lui échappait – échapperait toujours – à ces sortes d'influences. Il était fils de l'Aquitaine et héritier d'on ne sait quelle libérale conception de l'existence, venue de temps très anciens et de civilisations païennes. Il n'était pas de la même essence qu'elle-même ou que ce jésuite, tous deux entraînés dans d'incorruptibles croyances. Il échappait à l'attraction. Et à cause de cela elle l'aimait intensément. Elle l'entendit répondre d'un ton égal :