– J'y vais, jeta Cantor, qui se dirigea aussitôt d'un pas délié vers l'extrémité du village.
Elle le voyait avancer vers l'écran de verdure qui cernait tout alentour. Elle fut sur le point de le retenir, de lui crier : « Non, n'y va, pas, Cantor ! Cantor, mon fils, ne va pas dans la forêt... »
Mais il disparut au tournant du chemin qui conduisait à la bergerie, dernière maison du village, avant d'atteindre la forêt.
Elle rentra dans la demeure de Benjamin, monta l'escalier et boucla vivement son sac de cuir, prit ses armes, jeta son manteau sur ses épaules, coiffa son feutre, redescendit. Des servantes, près des fenêtres, assises, ne faisaient rien, rêvaient ou priaient. Elle ne voulut pas troubler leur méditation, passa devant elles et sortit dans la rue herbeuse de la colonie. La petite Rose-Ann courait derrière elle, dans sa robe rouge.
– Oh ! Ne pas partir, chère dame, murmura-t-elle dans son français maladroit en la rejoignant.
– Ma chérie, je dois partir maintenant, fit Angélique sans ralentir le pas. Je n'ai que trop tardé. Je ne sais comme le temps passe ici, un dimanche, mais je devrais déjà être sur la côte où le navire m'attend... Il se fait si tard, que nous n'y parviendrons pas avant l'aube...
Touchante d'affection et de sollicitude, la petite Anglaise essayait de lui prendre son sac pour le lui porter.
Elles gravirent la côte ensemble et tournèrent un peu avant d'apercevoir les dernières maisons du hameau, les plus petites et les plus pauvres, bâties de rondins et chapeautées d'herbes ou d'écorces, puis au loin la dernière. La grande bergerie. Auparavant, il y avait encore une grange entreposant du maïs, celle où les Français avaient passé leur nuit et où Adhémar devait, pour l'heure, cuver ses terreurs. Puis le cottage de miss Pidgeon, la maîtresse d'école, entouré d'un fouillis de fleurs. Isolée, à l'écart, la solide bergerie avec son pignon, sa girouette, était une belle demeure au milieu de ses pacages cernés de barrières. Au delà, plongeait le ravin d'où ils étaient montés hier au soir. Quelques champs labourés au versant de la côte, puis l'univers des arbres, des eaux bondissantes et des roches abruptes : la forêt.
Dans le jardin de miss Pidgeon, le buste altier de Mrs William, la grand-mère de Rose-Ann, émergeait des roses trémières dont elle épluchait d'un doigt alerte les pétales fanés. Elle fit un geste d'appel impératif vers Angélique. Celle-ci posa son sac et s'approcha pour prendre congé.
– Voyez ces roses, dit Mrs William. Doivent-elles souffrir parce que c'est le jour du Seigneur ? J'ai eu encore droit à la semonce de notre révérend. Mais je l'ai fait taire. Nous avons eu notre compte pour aujourd'hui...
D'un geste de l'index ganté d'un doigtier de cuir, elle indiquait la maisonnette derrière elle.
– Il est là, à entretenir Élizabeth de ses fins dernières, la pauvre créature !
Elle reprit d'une main alerte sa besogne. Son œil aigu sous la lourde paupière mauve vira encore, vrilla, tandis qu'un coin de ses lèvres maussades, se relevait dans une sorte de demi– Anne et Serge Golon. La tentation d'Angélique sourire.
– Peut-être aurai-je droit au pilori, fit-elle. Et l'on écrira sur l'enseigne : « Pour avoir trop aimé les roses ! »
Angélique la regardait, souriant aussi, un peu déconcertée. Depuis la veille, où elle s'était trouvée pour la première fois devant la rigoriste aïeule, celle-ci semblait s'être amusée à se montrer à diverses reprises sous un aspect inattendu. Angélique ne savait plus que penser d'elle. À l'instant, elle ne savait si Mrs William se moquait, plaisantait, provoquait ou si elle-même, Angélique, interprétait mal les paroles anglaises. L'idée l'effleura que l'honorable puritaine avait peut-être un léger penchant pour les boissons fortes, gin ou rhum, ce qui pouvait la mettre, par moments, d'humeur facétieuse, mais elle chassa vite cette pensée comme incongrue, monstrueuse. Non, c'était autre chose. Une sorte de griserie peut-être, mais inconsciente, venue d'une source très pure.
Et là, debout devant cette femme altière qui la dépassait d'une tête, solide, sévère comme le roc et qui parlait soudain avec une indépendance légère, Angélique éprouva la même impression d'irréalité que tantôt, un doute d'être là, la sensation du décor qui vacille, du sol qui se dérobe sous les pieds. Et le réveil qui est proche et qui ne vient pas...
Rien ! La nature immobile, lourde de senteurs et de bourdonnements d'abeilles. Sarah William sortit du massif de roses trémières, effleura d'un doigt caressant leurs hampes nouées de vert, de rose et de blanc pur.
– Les voilà heureuses, murmura-t-elle.
Elle poussa la barrière, s'approcha d'Angélique. Elle retira son gant, le mit dans Une grande poche suspendue à sa ceinture avec quelques petits instruments de jardinage. Ce faisant, son regard ne quittait pas le visage de la femme étrangère qui, hier, lui avait ramené sa petitefille.
– Avez-vous rencontré le roi Louis XIV de France ? interrogea-t-elle. L'avez-vous approché ? Oui, cela se sent. Le reflet du Soleil reste sur vous. Ah ! Ces femmes françaises, que de grâces !
... Allez, marchez, marchez, fit-elle avec un geste qui l'écartait, marchez un peu devant moi...
(Son curieux sourire en coin s'accentuait, comme gonflé d'une gaieté prête à éclater.)
– Moi aussi, je deviens comme les enfants. J'aime ce qui est vif à l'œil, ce qui a de la grâce, de la fraîcheur...
Angélique fit quelques pas comme la vieille femme le lui enjoignait, et elle se retourna. Son regard vert interrogeait et elle avait à son insu une expression enfantine. La vieille Sarah William la fascinait. Debout au milieu du chemin – ce seul chemin à la fois rue, route, sentier, qui allait de la forêt à la « meeting-house », sur la colline, en traversant tout le hameau – recevant sur elle l'ombre des grands ormes dont le reflet des feuillages blêmissait encore ses joues couleur de cire, la grande femme anglaise se tenait campée, un poing sur la hanche, si droite, le cou si long et plein d'élégance, hors de la petite fraise godronnée, que n'importe quelle reine lui eût envié son maintien. Sa taille, étroite et resserrée par de sévères corsets, repartait en arrondis sous l'apport d'un vertugadin, sorte de bourrelet de velours noir, posé en ceinture autour des hanches. Mode du début du siècle, qu'Angélique avait vu porter à sa mère et à ses tantes. Mais le manteau de robe noir, troussé sur la seconde jupe d'un sombre violet aubergine, était plus court que jadis, et, le retenant un peu du poing contre sa taille, Mrs William ne craignait pas de révéler qu'elle était chaussée de bottes cavalières, noires aussi, fines pourtant, avec lesquelles elle devait se sentir plus à l'aise pour parcourir les chemins ou les prés détrempés.
« Comme cette femme a dû être belle autrefois ! » pensa Angélique. Elle lui ressemblerait peut-être un jour... Elle se voyait assez bien ainsi bottée, parcourant ses domaines d'un pas vif et altier. Un peu redoutée, sûre d'elle-même, libérée, et le cœur en fête à la seule vue d'une prairie en fleurs ou d'un petit enfant s'asseyant à ses premiers pas. Elle serait sans doute moins raide, moins rude. Mais Mrs William était-elle si rude ?... Elle s'avançait, et son visage aux traits lourds et retombés mais empreints d'harmonie s'exposait à la lumière d'émeraude du sous-bois et trahissait un sentiment de bonheur inoubliable. Elle s'arrêta auprès d'Angélique, changea subitement d'expression.
– Ne sentez-vous pas l'odeur du sauvage ? fit-elle tandis que ses sourcils encore sombres se fronçaient et qu'elle retrouvait son visage hiératique et intimidant. Elle disait : « The red-man »...
Effroi et répulsion se glissaient dans sa voix.
– Ne sentez-vous pas ?