La vieille Sarah se tourna vers Angélique et, prenant son visage entre ses mains longues et blanches, le leva vers le sien pour le contempler avec une maternelle ferveur.
– Que la terre d'Amérique vous soit propice, ma chère fille, dit-elle à mi-voix avec solennité, et je vous prie... je vous prie, sauvez-la !
Les mains glissèrent et se retirèrent et elle les contempla, comme bouleversée elle-même de son geste et de ses paroles.
Elle se raidit, et sa face reprit une froideur marmoréenne tandis que son brûlant regard noir se fixait vers le ciel vaste, comme une conque au delà du vallon.
– Que se passe-t-il ? murmura-t-elle.
Elle écouta, puis reprit sa marche.
Elles firent quelques pas en silence. Puis Mrs William s'arrêta de nouveau. Sa main se lança sur le poignet de la jeune femme et le serra avec une telle force qu'Angélique sursauta.
– Écoutez ! dit l'Anglaise d'une voix changée.
Nette, précise, glacée.
Alors elles entendirent une rumeur qui montait dans le soir. Intraduisible, indéchiffrable. Une rumeur de mer, de vent, que perçait un cri lointain, faible, suraigu :
– Waubénakis ! Waubénakis ! (Les Abénakis !)
D'un pas vif Sarah William entraînant Angélique marcha jusqu'au tournant de la route qui leur masquait tout le reste de l'agglomération.
Le village apparut calme et désert, endormi.
Mais la rumeur enflait, grondante, faite de milliers de hululements sur lesquels éclatait le cri tragique lancé par quelques habitants qui se mirent à courir, comme des rats affolés, entre les habitations.
– Waubénakis !... Waubénakis !...
Angélique regarda vers les prairies. Un spectacle terrifiant s'offrit à sa vue. Ce qu'elle avait craint, ce qu'elle avait pressenti, ce qu'elle n'avait pas voulu croire ! Une armée d'Indiens deminus, brandissant tomahawks et coutelas, jaillissaient de la forêt. Comme une horde fourmilière chassée de son repaire, en quelques secondes, les Indiens couvrirent les prairies du vallon, se répandirent en nappe sombre et mouvante, une eau rougeoyante, épaisse, un raz de marée déferlant, poussant devant lui sa clameur de mort.
– You-ou-ou ! You-ou-ou !
Le flot atteignit le ruisseau, le couvrit, le dépassa, remonta de l'autre rive du val, toucha les premières maisons.
Une femme en robe bleue montait la côte vers elles, avec des titubations ivres. Visage blanc, bouche noire sur un appel.
– Waubénakis !...
Quelque chose la choqua dans le dos qu'on ne vit point. Elle eut une sorte de hoquet, tomba, la face contre terre.
– Benjamin ! s'écria Sarah William. Benjamin !... Il est seul là-bas, dans la maison.
– Arrêtez !
Angélique essayait de retenir la vieille dame, mais celle-ci, d'un élan irrésistible, s'élança droit devant elle, vers la demeure où son vieil époux risquait d'être surpris, endormi sur sa Bible. À moins de cent mètres, Angélique vit un Indien surgir des fourrés, rattraper en quelques souples enjambées Sarah William, abattre la grande femme d'un seul coup de casse-tête. Et se penchant, saisissant coiffe et chevelure, il la scalpa d'un tournemain. Angélique se retourna pour fuir.
– Cours ! s'écria-t-elle vers Rose-Ann avec des gestes véhéments qui désignaient la bergerie, là-bas près de la forêt, cours ! Vite !
Elle-même courut à perdre haleine. Près du jardin de miss Pidgeon, elle fit halte pour ramasser son sac qu'elle avait laissé là. Elle rabattit la barrière, s'engouffra dans la maisonnette où le révérend Patridge et la vieille fille continuaient à discuter sur les fins dernières.
– Les sauvages !... Ils arrivent !...
Dans son essoufflement, elle ne parvenait plus à se rappeler le mot anglais, cherchait en vain...
– Les sauvages ! répétait-elle en français, les Abénakis... Ils arrivent... Réfugions-nous dans la bergerie...
Elle pensait déjà que la ferme solide, apparemment fortifiée, pourrait soutenir un siège, permettre une défense.
Il y a la grâce du moment. Celle aussi de l'expérience, celle de l'habitude. Angélique vit le corpulent Thomas Patridge sauter sur ses pieds, attraper la petite miss Pidgeon dans ses bras comme une poupée et, traversant le jardin, s'élancer sans plus d'histoires vers le refuge désigné.
Sur le point de les suivre, Angélique se ravisa. Cachée par la porte de la maison, elle chargea ses deux pistolets, en prit un en main, sortit de nouveau. L'emplacement demeurait heureusement désert. La femme qui était tombée au tournant, après avoir monté la côte, était toujours immobile. Elle avait une flèche plantée entre les épaules.
Cette portion du village, cachée des autres habitations par une côte et un tournant, n'avait pas encore attiré les Indiens, à part celui qui avait scalpé mistress William et qui était reparti dans une autre direction.
La rumeur qui venait de par là-bas était géante, horrible. Mais ici c'était encore le silence, une sorte d'attente angoissée, fébrile. Les oiseaux s'étaient tus. Courant toujours, Angélique revint jusqu'à la grange au maïs. Adhémar dormait !
– Lève-toi ! Les sauvages ! Cours ! Cours à la bergerie ! Attrape ton mousquet !...
Tandis qu'il se sauvait, hagard, elle avisa les armes de Maupertuis et ses poires à poudre, pendues à un crochet.
Elle chargeait le fusil avec des mouvements fébriles, en s'écorchant les doigts, lorsque quelque chose dégringola derrière elle, et elle vit un Abénakis, qui avait pénétré par le toit et qui dévalait le long de la montagne des maïs amoncelés. D'un coup de reins elle pivota, tenant le mousquet par le canon. Et le plat de la crosse vint frapper le sauvage à la tempe. Il tomba. Elle s'enfuit.
L'allée ombreuse était toujours déserte. Elle s'y précipita. Quelqu'un galopait derrière elle. D'un regard jeté par-dessus l'épaule, elle identifia un Indien, celui qu'elle avait assommé ou un autre ? qui, la hache levée, la rejoignait à longues foulées. Sur l'herbe ses pieds nus ne faisaient aucun bruit. Angélique ne pouvait s'arrêter pour le mettre en joue. Tout son salut était dans une fuite éperdue et il lui semblait que ses pieds ne touchaient plus terre.
Elle atteignit enfin la cour de la bergerie, se jeta à l'abri derrière un chariot. La hache lancée de l'Indien sonna contre le bois où le coin de métal aigu s'enfonça. Maîtrisant son souffle, Angélique visait, abattait le sauvage à bout portant. Il bascula en travers de l'entrée, les deux mains crispées sur sa poitrine noircie de poudre.
En quelques enjambées, la jeune femme gagna le seuil de la demeure dont la porte s'entrouvrit avant même qu'elle eût frappé.
Porte qui se referma, que bloquèrent aussitôt deux solides barres de chêne...
Chapitre 7
Il y avait là, en sus du ministre et de Miss Pidgeon, du soldat français Adhémar et de la petite
Rose-Ann, toute la famille du maître de céans, Samuel Corwin, sa femme et ses trois enfants, ses aides, deux jeunes engagés, une servante, un voisin, le vieux Jos Caxter, le couple Stougton avec leur bébé, également en visite de voisinage à la bergerie au moment où l'attaque avait eu lieu.
Ni pleurs ni lamentations. Les laboureurs avaient acquis par force le sang guerrier. Les femmes déjà, s'étant saisies des écouvillons de poils noirs, nettoyaient les canons des fusils décrochés de leur place au-dessus de l'âtre.
Samuel Corwin avait le canon de son arme dans l'une des multiples meurtrières dont la maison était truffée, à la mode de toutes les maisons de Nouvelle-Angleterre, et surtout de celles des premiers temps. Par un autre trou, on guettait de l'œil au-dehors. Ainsi, ils avaient vu la comtesse de Peyrac, la Française, abattre l'Indien lancé à sa poursuite. Ils lui jetèrent un regard prompt et sombre : elle apportait des armes. Elle était, comme les autres, efficace, diligente. Le ministre avait jeté sur un banc sa redingote. En bras de chemise, il préparait des charges de poudre, les lèvres troussées sur ses dents carnassières. Il attendait qu'une arme fût disponible pour lui. Angélique lui passa le mousquet de Maupertuis, prit celui d'Adhémar qui tremblait comme une feuille.