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– Laisse-moi partir vers la mer, Sagamore, dit-elle à Piksarett, ou tes ancêtres t'en voudront d'avoir si peu de considération pour moi. Eux, savent que mes génies particuliers ne méritent pas qu'on les traite avec mépris et légèreté. Tu commettrais une lourde erreur en me conduisant à Québec. En revanche, tu ne regretteras pas de venir avec moi.

Le visage crispé du grand Abénakis prouvait que son esprit était l'arène d'un débat fort confus. Angélique ne lui laissait pas le temps d'en débrouiller l'écheveau.

– Veillez à ce que l'on ne nous poursuive pas. Témoignez que je n'étais pas dans ce village, dit-elle à Trois-Doigts, lui aussi assez bousculé par les événements et l'autorité sans appel d'Angélique. Nous saurons vous en être reconnaissants. Mon fils Cantor, savez-vous où il est ? L'avez-vous capturé ?

– Je vous jure sur le Saint-Sacrement que nous ne l'avons point vu.

– En avant donc, dit-elle. Moi, je pars. Come on ! Come on !8

– Hé là ! s'écria Piksarett, voyant qu'elle rassemblait les Anglais survivants de la bergerie, ceux-là appartiennent à mes guerriers...

– Eh bien ! Qu'ils viennent aussi. Mais seulement les maîtres des captifs.

Trois grands escogriffes emplumés se précipitèrent avec des exclamations en avant, mais un ordre brutal de Piksarett suspendit leur élan.

Le temps pour Angélique d'attraper un enfant sur le bras, d'entraîner une femme avec elle, de pousser devant elle le colossal Thomas Patridge titubant et aveuglé par le sang.

– Adhémar, par ici ! Donne la main à ce petit garçon. Ne le lâche pas surtout. Courage, miss Pidgeon !

Elle dévalait la pente, tournant le dos au village détruit qui flambait, les entraînant vers la liberté comme jadis, comme toujours, à La Rochelle, en Poitou, et plus loin encore, dans la nuit de son enfance fuyant, fuyant devant elle avec un troupeau de déshérités qu'elle arrachait à la mort.

Et ce soir-là l'âme de la vieille Sarah était en elle tandis qu'elle plongeait sous les ramures, s'engouffrait dans le silence des arbres ténébreux avec les Anglais survivants de Brunschwick-Falls. Sur leurs traces s'étaient élancés Piksarett et les trois Indiens qui considéraient les Anglais comme leur appartenant. Ils les suivaient à longues foulées, mais sans les rejoindre et en conservant une certaine distance.

Ce n'était pas une poursuite.

Angélique le savait, le sentait et, à mesure qu'ils s'éloignaient tous du village maudit, les craignait moins, discernait qu'ils perdaient de leur tension guerrière et hystérique. Sa conduite était une énigme pour les Anglais, qui chaque fois qu'ils se retournaient geignaient que les sauvages les poursuivaient.

– Ne craignez rien, leur répondait Angélique, ils ne sont plus que quatre au lieu d'être cent. Et je suis avec vous. Ils ne vous feront plus de mal. Je les connais. Ne craignez rien. Marchez ! Marchez seulement.

Les pensées de Piksarett lui étaient alors aussi claires et nettes que si elle les avait elle-même formulées avec une cervelle sauvage.

Puéril, il aimait l'inédit, la nouveauté, l'insolite.

Superstitieux, les génies particuliers d'Angélique l'amusaient et l'effrayaient à la fois.

Intrigué, il marchait sur ses pas, calmait d'un mot ses guerriers impatients, curieux de savoir ce qui allait se passer maintenant, et de quelle sorte étaient ces esprits malins, fugaces et indomptables qu'il avait vu danser en étincelles vertes dans les yeux de la femme blanche. Plus loin, en contrebas, l'eau calme de la rivière Androscoggi brilla entre les branches. Des canots étaient échoués sur la rive.

Ils y montèrent et commencèrent à descendre le courant vers la mer.

Chapitre 8

La nuit... Au pied de la chute d'eau, dans la nuit où s'éteignaient et s'allumaient des lucioles, nuit chaude ronflante du cri des batraciens, et où rôdait une odeur d'incendie, les Européens prirent un peu de repos. Serrés les uns contre les autres, près des canoës d'écorces, grelottant malgré la température clémente, certains priant, d'autres gémissant tout bas...

Ils attendirent l'aube.

Il y avait, parmi ceux qu'Angélique avait emmenés hors de la bergerie en flammes et arrachés à leur sort de captifs, le laboureur Stougton, sa femme et leur bébé et toute la famille Corwin au complet. Béni soit le Seigneur ! Qu'y a-t-il de plus affreux que de sauver sa vie en laissant derrière soi celle d'un être aimé ?... Les deux valets de Corwin et la servante avaient suivi aussi.

Rose-Ann se blottissait contre Angélique, et de l'autre côté il y avait Adhémar, qui en aurait bien fait autant et ne la quittait pas d'un pouce.

– « Ils » sont là, chuchotait-il. Ah ! Je le savais bien, quand je me suis trouvé dans ce pays de sauvages, que j'y laisserais mes cheveux, un jour !

La frêle miss Pidgeon ne portait pas une égratignure et c'était elle qui avait guidé ce grand corps sans tête qu'était devenu momentanément le révérend Patridge, car non seulement le sang le rendait aveugle, mais il était pratiquement sans connaissance et ne tenait debout que par la force de l'habitude et parce que ce genre d'énorme carcasse ne peut tomber à terre que dans la mort. C'était la bonne institutrice qui, dès qu'elle l'avait pu, lui avait lavé le visage et entortillé son châle autour du front. Enfin, Angélique, dans le canot, avait réussi à ouvrir son sac et à en tirer le sachet de poudre jaune de sel de fer que lui avait donné Joffrey, qui avait la propriété d'aider le sang à se coaguler, et l'hémorragie s'était arrêtée. De son demi-scalp, le pasteur anglais ne garderait sans doute qu'une laide estafilade à travers le front qui ne contribuerait certes pas à le rendre plus rassurant. Endormi lourdement, sa respiration difficile emplissait les intervalles de silence d'un rauquement pénible. Sous le pansement, tout un côté de sa face était tuméfié, noir et violacé. Mieux valait l'ombre, car, déjà peu avantagé par la nature, il était devenu tout bonnement hideux.

Une enfant pleurait, debout, toute droite, et son visage blanc mettait une clarté dans la nuit.

– Il faut dormir, Mary, essaie de dormir, lui dit Angélique doucement en anglais, you must try to sleep.

– Je ne peux pas, sanglota-t-elle, les païens me regardent.

Ils étaient tous les quatre là-haut, assis au sommet des chutes, quatre Indiens, quatre Abénakis, dont le grand Piksarett, et ils regardaient vers le fond obscur où grouillaient les misérables captifs.

À la lueur d'un petit feu qu'ils avaient allumé on distinguait leurs faces cuivrées et l'éclat de leurs yeux de serpent.

Ils avaient continué à les suivre. Mais sans chercher à les attaquer, ils étaient paisibles et fumaient en devisant, intrigués, curieux. Qu'allait-il se passer maintenant ? Qu'inventeraient encore les esprits inconnus qui habitaient la femme blanche de Wapassou ? Que lui dicteraient ses génies particuliers ?... Par-dessus l'eau bondissante de la chute, des regards s'échangeaient.

Angélique essayait de rassurer ses protégés.

– Maintenant, ils ne nous feront plus de mal. Il faut les entraîner jusqu'au littoral et là, mon époux, le comte de Peyrac, saura les entretenir, les flatter, leur faire de beaux présents en échange de notre vie et de notre liberté.

Ils la regardaient médusés, devinant dans leur cervelle froide et outrancière de puritains qu'elle aussi était d'une autre espèce humaine, un peu effrayante, un peu répugnante même à leur sens. Cette femme blanche trop belle, qui s'entretenait avec des Indiens, parlait leur langage, semblait s'introduire en leur affreuse et obscure mentalité païenne pour mieux les dompter et se les asservir.

Ils étaient conscients du phénomène qu'elle représentait, en concevaient peur et mépris, un peu comme pour le vieux Shapleigh, mais comprenaient aussi qu'ils lui devaient leur vie, pour le moins leur liberté.