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C'était à sa familiarité indécente avec ces sauvages, à sa faconde, à ses discours véhéments en ce langage exécré des païens, qui franchissait ses belles lèvres avec volubilité, qu'ils avaient dû ce changement d'humeur des Indiens qui leur laissaient la vie sauve, et s'enfuir par les bois sous leurs yeux, loin des lieux du massacre.

Conscients aussi du miracle et de la nécessité de demeurer sous son aile, rassurés par sa seule voix, les Anglais cherchaient à excuser son étrangeté en se disant qu'après tout c'était une Française...

Dans le milieu de la nuit, Angélique monta vers ces sauvages au-dessus de la chute d'eau pour leur demander en toute simplicité s'ils avaient un peu de graisse d'ours ou d'huile de loup-marin, car elle voulait en oindre les brûlures du petit Sammy Corwin, âgé de neuf ans, qui souffrait beaucoup.

Ils s'empressèrent autour d'elle, pour lui confier aussitôt une vessie d'orignal contenant la précieuse huile de phoque, malodorante mais pure et salutaire.

– Hé ! N'oublie pas, femme, que ce garçon m'appartient, lui dit l'un des guerriers. Mais soigne-le bien car je l'emmènerai avec moi demain, dans ma tribu.

– Ce garçon appartient à son père et à sa mère, répliqua Angélique. On te le rachètera.

– Mais moi j'ai mis la main sur lui au combat... et je veux un enfant blanc dans mon wigwam.

– Je ne te laisserai pas l'emmener, dit Angélique avec un calme inexorable.

Elle ajouta, pour apaiser la colère du sauvage :

– Je te donnerai bien d'autres choses pour que tu ne sois pas privé de ta part de butin...

Demain, nous tiendrons conseil.

À part cela, la nuit s'écoula sans incidents. Plus rien ne parvenait des échos du massacre. Tandis qu'ils fuyaient, ils avaient entr'aperçu, au tournant de la rivière, une lueur rouge lointaine. Brunschwick-Falls, village de frontière, achevait de se consumer. Alors ils restèrent accroupis, sans pensée, se réfugiant dans les ténèbres. Vers le gris de l'aube, quelque chose dévala la côte, sillonnant l'herbe et les broussailles, et Wolverines le glouton fut là, dardant ses crocs dans un rictus qui, cette fois, ressemblait à un sourire de bienvenue. Cantor surgit sur ses traces, portant un enfant anglais endormi dans ses bras, un petit garçon de trois ans qui suçait son pouce.

– Je l'ai trouvé debout près de sa mère scalpée, expliqua-t-il. Elle lui répétait : « Ne crains rien. Je te promets qu'ils ne te feront pas de mal. » Quand elle a vu que je le ramassais, enfin elle a fermé les yeux et elle est morte.

– C'est le fils de Rebecca Turner, dit Jane Stougton. Pauvre petit ! Déjà son père a été tué l'an dernier.

Ils se turent car les quatre Indiens s'approchaient. Ils ne semblaient pas agressifs. Séparés de leur horde et rendus perplexes par l'attitude de ces étranges captifs qui ne se laissaient pas saisir, ils avaient changé d'humeur.

Celui qui avait réclamé le fils des Corwin vint vers Cantor et tendit les mains vers le petit enfant.

– Donne-le-moi, dit-il. Donne-le-moi. J'ai tant rêvé d'avoir un enfant blanc dans mon wigwam, et ta mère ne voudra jamais me rendre celui que j'ai capturé à Newehewanik. Donne-moi celui-là qui n'a plus ni père, ni mère, ni famille, ni village. Que veux-tu donc en faire ? Moi, je l'emmènerai, j'en ferai un chasseur et un guerrier, je le rendrai heureux. Les enfants sont heureux dans nos cabanes.

Il avait un air suppliant et presque pitoyable.

Piksarett avait dû le convaincre au cours de la nuit, non sans malice, qu'Angélique ne le laisserait jamais emmener son jeune captif, le jeune Samuel, et que, s'il passait outre à ses décisions, elle le transformerait en orignal pour la fin de ses jours. Partagé entre la crainte d'un si triste sort et son bon droit, il estimait proposer une solution acceptable en se contentant du petit orphelin qu'avait sauvé Cantor. Angélique regarda son fils avec une interrogation pathétique dans le regard.

– Qu'en penses-tu, Cantor ?

Pour elle, elle ne savait vraiment plus quelle décision prendre. L'idée de voir ce petit enfant anglais, ce petit enfant blanc, emmené au fond des forêts, lui crevait le cœur. Et, d'autre part, un certain sentiment de justice, de prudence aussi, la poussait à accorder à ce guerrier abénakis sa demande humblement présentée. Elle les avait assez bernés, « fait marcher », depuis la veille. À trop leur disputer leurs proies, ne risquaient-ils pas de soudain perdre patience.

Elle était torturée : je ne peux pas accepter cela.

– Qu'en penses-tu, Cantor ?

– Oh ! dit l'adolescent en hochant la tête. On sait que les enfants blancs ne sont pas malheureux avec les Indiens. Mieux vaut laisser partir celui-là qui n'a plus de famille que de nous retrouver tous le crâne ouvert.

La voix de la sagesse parlait par sa bouche.

Angélique se souvenait des cris de désespoir du petit Canadien, neveu de l'Aubignière, lorsque, dans un échange, on avait voulu l'arracher à ses éducateurs iroquois9. Les enfants blancs n'étaient pas malheureux chez les Indiens.

Elle regarda vers les Anglais d'une façon interrogative. Mais Mme Corwin serrait farouchement contre elle son fils, comprenant que le sort de celui-ci était en jeu, et les autres marquaient par leur attitude que la destinée du petit Turner leur était, dans les conjonctures actuelles, assez indifférente. Si le révérend Patridge avait été conscient, peut-être aurait-il protesté au nom du salut éternel de l'enfant. Mais il demeurait plongé dans l'hébétude. Mieux valait que l'orphelin s'en allât de son côté, plutôt que d'arracher leur fils aux Corwin, tous heureusement sauvés.

– Donne-le-lui, murmura Angélique à Cantor.

Comprenant qu'il avait obtenu gain de cause, l'Indien esquissa quelques entrechats et manifesta une grande reconnaissance.

Puis il tendit ses grandes mains et enleva délicatement l'enfant. Celui-ci regarda sans terreur la face bariolée qui se penchait sur lui.

Très content d'avoir eu ce qu'il désirait plus que tout, un enfant blanc dans son wigwam, le guerrier prit congé.

Après avoir échangé quelques paroles d'entente avec ses compagnons, il s'éloigna, serrant précieusement sur ses colliers de dents d'ours et ses croix de baptisé l'enfant hérétique arraché par lui à la barbarie de sa race et auquel il ferait connaître la vraie vie des Vrais Hommes.

Cantor racontait comment, s'étant écarté pour aller à la recherche des chevaux et de Maupertuis, il avait deviné des silhouettes suspectes se glissant parmi les arbres. Pris en chasse par des guerriers, il avait dû, pour leur échapper, les entraîner fort loin, vers le plateau.

Revenu par un long détour, il avait capté les échos de la bataille. Il s'était rapproché alors avec mille précautions, ne tenant pas à servir d'otage en tombant entre les mains des Canadiens. C'est ainsi qu'il avait assisté au départ des captifs anglais vers le nord, parmi lesquels, ne voyant pas sa mère, il en avait déduit qu'elle avait dû réussir à s'échapper.

– Tu n'as donc pas pensé que j'aurais pu être égorgée ou scalpée ?

– Oh non ! dit Cantor, comme si la chose allait de soi.

Il était allé rôder dans Brunschwick en flammes et y avait rencontré Trois-Doigts de Trois-Rivières. Par lui, il apprenait que Mme de Peyrac, saine et sauve, se dirigeait vers la baie de Sabadahoc, avec une poignée de rescapés.

L'incident de l'enfant semblait avoir prouvé que, jusqu'à nouvel ordre, les Indiens laissaient à Angélique une certaine latitude de prendre les décisions en ce qui les concernait tous. Pour bizarre que fût une telle situation, à quelques heures de l'assaut qui les avait jetés contre le village anglais, elle correspondait à la mentalité versatile des sauvages. Angélique, par sa personnalité, les avait entraînés vers une autre piste. Pour un peu, ils auraient oublié les raisons du combat de la veille, et ce qu'ils faisaient ici avec elle et quelques Anglais stupides, se montrant uniquement désireux de connaître les suites de l'aventure qu'elle leur proposait.