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Néanmoins, Piksarett tint à rappeler quelques principes essentiels.

– N'oublie pas que tu es ma captive, interrompit-il en pointant son index à la naissance du cou d'Angélique.

– Je sais, je sais, je t'ai déjà dit que je le reconnaissais volontiers. Est-ce que je t'empêche d'être là où je suis ?... Demande à tes compagnons si j'ai l'attitude d'une captive qui voudrait t'échapper ?...

Tracassé par la subtilité du raisonnement où il discernait quelque chose de louche, mais aussi de cocasse, Piksarett penchait la tête de côté pour réfléchir plus à fond, et son regard oblique pétillait de plaisir tandis que ses deux comparses lui donnaient bruyamment leur avis.

– À Gouldsboro, tu pourras même me vendre à mon propre mari, expliquait Angélique. Il est très riche et je suis sûre qu'il n'hésitera pas à se montrer généreux. Enfin, du moins, je l'espère, se reprenait-elle avec une mimique assombrie qui mettait en joie les trois Indiens.

À l'idée que l'époux d'Angélique se trouverait contraint de racheter sa femme, leur hilarité ne connut plus de bornes.

Il y avait décidément beaucoup de divertissement à suivre la femme blanche du Haut-Kennebec et les Anglais qu'elle remorquait. Chacun sait qu'il n'y a pas d'animal plus maladroit qu'un Yenngli, et ceux-ci, rendus encore plus gauches par la peur et leurs blessures, ne se privaient pas de patauger, de s'étaler à chaque pas, de renverser les canots au moindre remous.

« Ah ! ces Yennglis !... Ah ! ils nous feront mourir de rire », répétaient les Indiens en se contorsionnant. Puis soudain, pour se donner des airs de maîtres :

– Filez ! Allez ! Marchez, Anglais ! Vous avez tué nos missionnaires, brûlé nos cabanes, bafoué nos croyances. Sans le baptême des Robes Noires, vous n'êtes rien pour nous, même pas des êtres à peau blanche, dont pourtant les ancêtres païens furent des dieux !

Ainsi escortée de leurs jacassements, la pauvre caravane arriva au soir sur la baie de Sabadahoc où confluaient l'embouchure de l'Androscoggi et celle du Kennebec. La brume brouillait l'horizon de l'estuaire, mais, à ces effluves marins venus des rivages, se mêlaient encore de suspects relents d'incendie.

Angélique escalada promptement la pente d'une petite colline. Aucune voile n'était en vue. Aucun navire ne se devinait dans la grisaille. Angélique sut d'instinct que la baie était déserte. Aucune embarcation ne croisait au large guettant l'arrivée de silhouettes humaines sur le littoral pour se rapprocher et les prendre à son bord.

Aucun Rochelais, petit yacht à la tutelle rouge, où Le Gall l'aurait accueillie, et même peut-être Joffrey !...

Aucune présence familière. Personne au rendez-vous !...

Une pluie fine se mit à tomber. Angélique s'appuya au tronc d'un pin. L'endroit respirait la mort, le désert. Sur la gauche, se gonflant sur le ciel, un champignon de fumée noire s'élevait. Cela venait de la direction de Sheepscot, un établissement anglais qu'on lui avait annoncé à l'embouchure de l'Androscoggi et où elle comptait laisser ses rescapés avant de s'embarquer sur Le Rochelais.

Apparemment, Sheepscot achevait de brûler, Sheepscot n'existait plus. Une angoise insurmontable s'empara d'Angélique et elle sentit ses forces l'abandonner. Elle se retourna et vit Piksarett qui l'observait. Il ne fallait pas lui montrer sa peur. Mais elle n'en pouvait plus.

– Ils ne sont pas là, lui dit-elle, presque avec désespoir.

– Qui attendais-tu ?

Elle lui expliqua que son époux, le seigneur de Wapassou et de Gouldsboro, aurait dû se trouver là avec un vaisseau. Il les aurait tous emmenés à Gouldsboro, là où, lui, Piksarett, aurait pu acquérir les plus belles perles de la terre, boire la meilleure eau-de-feu du monde...

Le sauvage hochait la tête d'un air peiné et semblait sincèrement partager sa déception et son ennui. Il regardait avec inquiétude autour de lui.

Cependant, Cantor et les Anglais montaient plus lentement la colline, suivis des deux autres Indiens.

Fatigués, ils s'assirent avec mélancolie sous les pins pour se protéger de la pluie. Angélique les mit au courant de la situation. Les trois Indiens se mirent à discuter avec agitation.

– Ils disent que les Indiens Sheepscot sont leurs pires ennemis, expliqua Angélique aux Anglais. Eux sont du Nord, des Wonolancet...

Elle ne s'étonnait pas, connaissant les éternelles querelles des Indiens entre eux qui pouvaient, à quelques faibles distances, les faire pénétrer en un territoire ennemi où ils risquaient leurs vies s'ils n'étaient pas en nombre et en armes.

– It just does not matter, fit Stougton avec découragement, Sheepscot ou Wonolancet, pour nous c'est la même chose. Ils sauront toujours nous scalper. À quoi bon être venus jusqu'ici ?... Notre heure ne va pas tarder.

Le silencieux paysage marin paraissait receler une menace cachée. Derrière chaque rideau d'arbres, chaque promontoire, on s'attendait à voir surgir des Indiens, tomahawks levés, et voici que Piksarett et les siens n'étaient pas plus rassurés que leurs captifs. Angélique fit un effort pour dominer sa peur.

« Non ! non ! cette fois, je ne me laisserai pas faire », se dit-elle en serrant les poings et sans trop savoir à qui s'adressait ce défi.

Tout d'abord, décida-t-elle, il fallait quitter cette côte où se rallumait la guerre indienne et essayer à tout prix de gagner Gouldsboro. Il y avait peut-être d'autres villages plus loin, des embarcations.

Gouldsboro ! Le fief de Joffrey de Peyrac. Leur domaine ! Le refuge. Mais que c'était loin Gouldsboro !

Pas une voile sur l'estuaire...

Peu d'heures auparavant, même pas vingt-quatre heures, la vieille Sarah William avait pris le visage d'Angélique entre ses mains et lui avait dit : « L'Amérique ! L'Amérique ! Sauvez-la ! »

Un dernier message, un peu fou. Car la mort était là déjà, tapie dans les buissons, qui allait fondre sur elle.

Était-ce une angoisse de cette sorte qu'Angélique éprouvait maintenant dans le soir désert à l'odeur d'algues, de brume et de carnage ?

– Hayh ! dit Piksarett en posant la main sur son épaule.

Du doigt, il lui désignait deux silhouettes humaines, montant par un sentier du rivage. Elle eut un moment d'espoir, mais reconnut très vite, à son chapeau pointu, le vieux medecin's man John Shapleigh et son Indien.

Ils coururent tous à lui afin de s'informer. Il leur dit qu'il venait de la plage et que là-bas les Indiens Sheepscot avaient tout brûlé. Une embarcation ? Y avait-il une embarcation ? Non.

Les habitants qui avaient échappé au scalp ou à la captivité s'étaient réfugiés dans les îles avec leurs barques.

Voyant le désespoir des pauvres gens de Brunschwick-Falls il finit, non sans grimaces et réticences, et aussi parce qu'Angélique demandait qu'il les conseillât, par proposer de les conduire jusqu'à une cabane qu'il possédait à dix miles de là sur la baie de Casco. Ils pourraient s'y reposer et s'y soigner... En attendant, malgré le peu d'agrément qu'il y avait à passer une nuit en plein air dans cette bruine, la plupart d'entre eux, et Angélique elle-même, répugnaient à quitter les lieux du rendez-vous. Le navire de Gouldsboro avait peut-être du retard. Qui sait s'il ne surgirait pas dans quelques heures ou le lendemain à l'aube ?...

La question fut tranchée par l'apparition subite, au tournant du bois, d'un petit groupe d'une dizaine d'Indiens Sheepscot.

Piksarett et ses guerriers s'élancèrent promptement dans une direction opposée et disparurent aux yeux de tous.

Par bonheur, Shapleigh et son acolyte étaient en bons termes avec les nouveaux venus. Le vieux Shapleigh, un homme de médecine digne de leurs meilleurs « jongleurs », était fort respecté dans la région où il « exerçait » depuis plus de trente ans. Son ascendant lui permit d'étendre sa protection sur Angélique et ses compagnons. Les Sheepscot poussèrent l'obligeance jusqu'à proposer de surveiller l'arrivée possible des navires en ce point de la côte. Ils prirent avec soin le signalement du Rochelais et promirent, s'ils le voyaient, de l'envoyer à la pointe Maquoit, où le vieux Shapleigh avait sa cabane.