Chapitre 9
Joffrey de Peyrac avait bondi.
– Quoi ? Que dites-vous là ?
On venait de lui apprendre que Mme de Peyrac était partie seule pour le village de Brunschwick-Falls avec son fils afin de reconduire la jeune Anglaise. La nouvelle lui avait été mentionnée incidemment par Jacques Vignot qui le rejoignait au cap Small, dans les environs de Popham, où le comte s'était rendu deux jours auparavant avec le baron de Saint-Castine.
Des caisses contenant des marchandises de traite retardées par le manque d'embarcations arrivaient de Houssnock, escortées par le charpentier et un soldat.
– Mais quel jour Mme la comtesse a-t-elle pris cette décision étrange ?
– Quelques heures après votre propre départ, monsieur, le même jour...
– Ne lui avait-on pas remis le message où je l'avertissais de mon absence possible de quelques jours et la priais de m'attendre patiemment au poste du Hollandais ?
Les deux hommes n'en savaient rien. « Quelle imprudence ! songeait Peyrac. Avec ces bruits de guerre courant. Le poste du Hollandais était en revanche une sorte de camp retranché... Aucun risque. Mais s'enfoncer à l'intérieur des terres, presque sans escorte... »
– Avec qui sont-ils partis ?
– Les deux Maupertuis.
– Quelle étrange idée ! Mais quelle idée ! s'exclama-t-il avec colère.
Intérieurement, il pestait contre Angélique, se défendant mal d'une anxiété profonde qui brutalement l'assaillait.
Quelle idée, vraiment ! C'était inconcevable. Elle n'en faisait qu'à sa tête ! Quand il la reverrait, il la tancerait d'importance, lui ferait comprendre que, malgré leur situation privilégiée, la contrée de longtemps ne serait pas sûre, particulièrement à l'ouest du Kennebec. Il calculait. Trois jours s'étaient écoulés depuis son propre départ vers la côte et celui, visiblement simultané, d'Angélique vers l'établissement des frontières... Mais où pouvait-elle se trouver maintenant ?...
La pluie tombait, la brume cachait la baie où la marée montante murmurait, lovant ses courants torrentiels autour des îles à demi submergées.
Par la faute de ces marées d'équinoxe, beaucoup de ceux, Européens ou Indiens, qui devaient se rendre à ce rendez-vous par la mer s'étaient trouvés retardés. Le grand chef Tarratine Mateconando désirait que tout son monde fût présent. En attendant, on s'était livré à des pourparlers préliminaires. Dimanche, le chapelain du baron de Saint-Castine, un moine Récollet fort barbu et plus tanné qu'un pirate, avait célébré la messe. Enfin, mardi, ce matin même, toute la population de ce que l'on appelait plus précisément, parmi les circonvolutions infinies de la côte, le petit golfe du Maine, se trouvait réunie. Les dernières caisses de présents venaient d'arriver. La cérémonie allait commencer. C'est alors que Peyrac apprenait l'escapade d'Angélique. Où pouvait-elle se trouver aujourd'hui ? Était-elle revenue à Houssnok ? Ou bien, suivant le plan qu'ils avaient discuté ensemble auparavant, avait-elle gagné, par la rivière Androscoggi, l'une des branches de l'estuaire du Kennebec, la baie de Merrymeeting où Corentin Le Gall devait les attendre avec le petit bateau Le Rochelais ?...
Dans le doute, il se décida à faire appeler son écuyer, le Breton Yann Le Couennec. Il lui recommanda tout d'abord de bien se restaurer, de vérifier l'état de son armement et ses souliers, et de se mettre en mesure d'effectuer une course des plus rapides. Puis il s'assit à l'écart, griffonna quelques mots tandis qu'un des soldats espagnols de sa garde lui tenait avec déférence sa corne d'encre.
Quand le Breton se présenta, prêt au départ, il lui remit le message, mais en y ajoutant de vive voix ses instructions particulières.
Si Yann trouvait Mme de Peyrac au poste du Hollandais, ils devaient tous plier bagage et les rejoindre ici. En revanche, si elle n'était pas encore revenue de Brunschwick-Falls, lui, Yann, devait s'y rendre à son tour, et en consigne générale il devait mettre tout en œuvre pour retrouver Mme de Peyrac coûte que coûte, où qu'elle fût... et ensuite lui faire regagner Gouldsboro... par le plus court chemin.
L'homme s'éloignait, nanti de ces strictes recommandations. Peyrac dut faire un effort considérable pour chasser son souci lancinant concernant Angélique et reporter toute son attention sur la rencontre qui allait se dérouler.
À l'appel du baron de Saint-Castine, tous ces pauvres gens étaient venus de loin, parfois non sans péril, pour le rencontrer.
Et, s'ajoutant aux Indiens des principales tribus de l'endroit, il y avait quelques-uns des Blancs dispersés qui, sans considération de leurs différences de nationalité ou des antagonismes de leurs royaumes d'origine, avaient tenu à s'assembler et à tenir conseil autour du seigneur français de Gouldsboro.
Des commerçants anglais de Pemaquid, de Croton, d'Oyster River – la rivière des huîtres – de Wiscasset, de Thomaston, de Woolwic, de Saint-George, de Névagan, en tout une vingtaine d'Anglais ou traitants des petits comptoirs disséminés dans les fjords de la baie de Muscongus, de la rivière. Damariscotta et l'entrée du Kennebec. Les jumelant souvent, leurs voisins ennemis avec lesquels, lorsqu'on ne s'entre-tuait pas, on échangeait les ustensiles de ménage et le lait des quelques rares vaches, les Français acadiens colons ou pêcheurs, un Dumaresque ou un Galatin de l'île des Cygnes, où ils cultivaient fleurs, moutons et pommes de terre aux côtés des descendants directs d'Adam Winthrop de Boston, des Hollandais envoyés de Campdem, et même un vieil Écossais chenu de l'île Monegan, l'île de la Mer, l'orgueilleuse, avec ses falaises de granite, la plus isolée du golfe – un Mac Gregor qui était venu avec ses trois fils et dont les plaids de tartan colorés flottaient là-bas dans les rafales du vent, à l'autre bout du cap.
Aux Anglais et Hollandais, l'État du Massachusetts avait expressément recommandé de s'adresser au comte de Peyrac si un jour ils avaient besoin de protection dans leurs lointains établissements de cette sauvage côte du Maine, infestée de Français et d'Indiens sanguinaires, où il fallait être un peu fou pour se risquer.
Les Acadiens, eux, suivaient le mouvement du baron de Saint-Castine. Les Écossais, eux, n'en faisaient qu'à leur tête.
Bref, ils étaient tous là.
Une fois encore, songeant à Angélique, Peyrac maudit les femmes, dont les caprices, parfois charmants mais surgissant le plus souvent à contretemps, viennent troubler et compliquer l'œuvre des hommes.
Puis, se ressaisissant, il marcha au-devant de ses hôtes, encadré par sa garde d'Espagnols en cuirasse et morions d'acier.
Le baron de Saint-Castine l'escortait. Le grand chef Mateconando vint à sa rencontre dans sa plus magnifique robe de daim brodée de coquillages et de poils de porc-épic. Il coiffait ses longs cheveux gras, oints d'huile de loup-marin, d'un chapeau plat et rond de satin noir, à petit rebord, garni d'une plume d'autruche blanche qui datait d'au moins cent ans. L'un de ses aïeux l'avait reçu de Verrazano lui-même. L'explorateur florentin au service du roi français François Ier, passant par là avec sa nef de cent cinquante tonneaux, avait été l'un des premiers à nommer ce pays l'Arcadie à cause de la beauté de ses arbres. Le nom, un peu déformé, en était resté par la suite.
Sur ce couvre-chef d'un seigneur du XVIe siècle, la candeur liliale de la plume d'autruche, à peine jaunie, témoignait du soin avec lequel les Indiens, pourtant si sales et négligents, avaient conservé la relique.