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Le plus grand des chefs ne le portait sur sa tête qu'en des occasions solennelles. Au chef Tarratine, Joffrey de Peyrac offrit une épée damasquinée d'or et d'argent, quelques étuis garnis de rasoirs, ciseaux et couteaux, dix brasses de « rassades » bleues. En échange, le sauvage lui remit quelques écailles de nacre et une poignée d'améthystes. Geste symbolique de l'amitié.

– Car je sais que tu n'es pas avide de fourrures, mais seulement de notre alliance.

« Comprenez-vous, avait dit Saint-Castine à Peyrac, je veux éloigner mes Indiens de la guerre, sinon dans quelques décennies ces gens-là n'existeront plus. »

Le grand chef Tarratine posait sur le baron Saint-Castine une main affectueuse et un regard admiratif.

De taille moyenne et même petite, mais d'une vigueur incroyable, agile, endurant, prompt, sensible, Saint-Castine avait gagné le dévouement de toutes les tribus côtières.

– J'en ferai mon gendre, confia Mateconando à Peyrac, et plus tard il me succédera à la tête des Etchemins et des Mic-Macs.

Chapitre 10

« Angélique !... pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! J'aurais dû l'emmener avec moi... Saint-Castine m'a pris au dépourvu. Je ne devrais jamais me séparer d'elle, ni jour ni nuit, pas un instant... Ma précieuse, ma folle chérie... Elle a eu trop longtemps une vie libre. Dès qu'on l'abandonne à elle-même, son indépendance renaît... Je dois lui faire comprendre les dangers qui nous entourent. Cette fois, je me montrerai sévère... Et maintenant, il faut écarter ce souci... Je dois me recueillir... Je ne peux décevoir ces hommes qui sont venus à moi. Je comprends ce que veut me demander en leur nom ce jeune Saint-Castine... Un garçon remarquable !... qui voit juste... Mais qui connaît les limites de ses propres forces... Ce qu'il me demande ?... N'est-ce pas une tâche sinon trop lourde, tout au moins irréalisable... Un rôle semé d'embûches... »

Le comte de Peyrac méditait, assis à même l'herbe drue, devant l'abri d'écorces qu'on avait dressé pour lui.

La cérémonie, le festin, la tabagie achevés, il s'était retiré à l'écart, disant qu'il désirait être seul quelques heures. Il fumait, les yeux fixés vers l'extrémité du promontoire où, par moments, le choc violent d'une vague plus haute mettait un panache blanc.

*****

Au front chevelu des rivages, l'océan venait se heurter, éclaboussant de son écume les pins, les cèdres, les chênes, les hêtres rouges gigantesques et parfois, quand le vent tournait, le sous-bois soufflait une haleine embaumée, aux parfums de jacinthe et de fraises sauvages. Joffrey de Peyrac fit signe à Don Juan Fernandez, le grand hidalgo qui commandait sa garde. Il le pria d'aller chercher le baron français. Mieux valait dialoguer avec l'enthousiaste Gascon passionné de son sujet que de rester seul, car sans cesse la pensée d'Angélique traversait son esprit comme une pointe aiguë d'appréhension et n'aboutissait à rien de bon. Le baron de Saint-Castine le rejoignit avec empressement et s'assit à ses côtés. En habitué du pays, il tira son calumet de ses basques et fuma aussi. Puis il se mit à parler. Leur conversation fut surtout un monologue de sa part, où passait tout un monde, avec ses rêves, ses projets, ses menaces...

La pluie avait cessé. Mais la brume errait et les feux du campement y tremblaient comme de grandes orchidées rouges épanouies, échelonnées loin sur la côte. Toute lueur se doublait d'un halo.

Avec le crépuscule, la mer se prit à mugir plus profondément, mêlant son appel à celui des oiseaux qui, en essaim, s'engouffraient dans l'estuaire. C'étaient des pomarins, aux longues ailes brunes d'hirondelles, au bec de rapaces.

– Il y a eu tempête au large, dit le baron en suivant des yeux leur vol. Ces petits pirates ne cherchent l'abri de la terre que lorsque la trop grande agitation des flots ne leur permet plus de s'y poser.

Il aspira une grande bouffée d'air et, décelant les effluves délicats de la forêt, il soupira profondément. L'été allait venir, et l'été, par ici, c'était aussi la venue des pires ennuis.

– Voici le moment où les morutiers de toutes nations vont nous envahir, dit-il, et les boucaniers de Saint-Domingue. La peste soit de ces pilleurs ! Ils risquent moins qu'avec l'Espagnol en arraisonnant nos pauvres navires arrivant de France pour ravitailler nos établissements d'Acadie. Dieu sait pourtant qu'ils sont rares, ces navires ! Il faut encore qu'on nous les enlève sous le nez. Une sale engeance, ces flibustiers de la Jamaïque.

– Barbe d'Or ?

– Celui-là, je ne le connais point encore.

– Je crois avoir entendu parler de lui lorsque j'étais dans la mer des Caraïbes, dit Peyrac en fronçant les sourcils dans un effort de mémoire. Juste à mon dernier voyage par là-bas. On parlait de lui parmi les gentilshommes d'aventure comme d'un bon marin, un meneur d'hommes... Il eût mieux fait de rester aux Iles.

– Des bruits courent disant que c'est un corsaire français qui a acquis récemment en France des lettres de marque d'une riche société fondée pour combattre les huguenots français où qu'ils se trouvent. Cela expliquerait l'attaque contre vos gens de Gouldsboro. Ceci est assez dans le ton de notre administration de Paris. La dernière fois que je m'y suis rendu, j'ai vu que de plus en plus on y jouait sa carrière sur un signe de croix, et cela complique singulièrement notre tâche en Acadie...

– Vous voulez dire qu'on devrait se souvenir que les premiers fondateurs étaient des protestants...

– Et que le très catholique Champlain ne fut tout d'abord que le cartographe de Pierre de Guast, sieur de Monts, Huguenot notoire.

Ils se sourirent. Ils étaient heureux de sentir qu'ils se comprenaient en tout à demi-mot.

– Ces temps sont loin, dit Saint-Castine.

– Et s'éloignent de plus en plus... Votre information m'intéresse, baron, je commence à mieux comprendre l'acharnement de ce pirate contre Gouldsboro, pourtant bien caché. S'il s'agit d'une mission sacrée, comment aurait-il pu être informé ?

– Les nouvelles vont vite. Il n'y a pas trois Français pour cent lieues par ici, mais au moins parmi eux un espion pour le roi... et les jésuites.

– Soyez prudent, mon fils.

– Vous riez ? Moi, cela ne me fait pas rire. Je voudrais vivre en paix ici avec mes Etchemins et mes Mic-Macs. Les gens de Paris et les corsaires à leur solde n'ont pas le droit de venir par ici. Ils ne sont pas de la Baie.

« La Baie ?... J'aime encore mieux les Basques, chasseurs de baleines, ou les pêcheurs malouins qui empuantissent nos côtes avec leurs sécheries de morues. Mais eux, au moins, ils ont droit de cité en Acadie. Ils y venaient déjà il y a cinq cents ans... Mais leur eau-de-vie et leurs débauches avec les sauvagesses... Oh ! là là ! quel désastre !... À tout prendre, j'aime encore mieux les navires bostoniens, avec lesquels on peut du moins troquer fer et étoffes... Mais il y en a trop, beaucoup trop de leurs bateaux. (Il eut un geste qui englobait l'horizon.)

« Des centaines... des centaines de bateaux anglais, partout, partout. Bien armés, bien équipés. Et par là-bas, Salem, leur grand centre de sécherie, et puis la poix, le goudron, la térébenthine, cuirs verts, fanons et huile de baleine et de loup-marin... Quatre-vingt mille à cent mille quintaux d'huile par an qu'ils font... Ça pue, mais ça rapporte... Et l'on me demande de tenir l'Acadie française en main... De la conserver au roi avec mes quatre canons, mon castel en bois de soixante pieds sur vingt, trente résidents, et de concurrencer l'Anglais en pêcherie avec mes quinze chaloupes...

– Vous n'êtes pas si pauvre, dit Peyrac. On raconte que vos affaires de pelleterie marchent bien.