– Soit, je suis déjà riche, j'en conviens. Mais ce sont mes affaires... Et si je veux être riche, c'est pour mes Indiens, pour les stabiliser, les faire prospérer. Les Etchemins forment le plus important contingent de mes tribus, mais j'ai aussi des Mic-Macs de la tribu des Tarratines. Ce sont des Souriquois du Canada, les mêmes que ceux de la baie de Casco, apparentés aux Mohicans. Je parle tous leurs dialectes, cinq ou six... Voilà Etchemins, Wawenok, Pénobscot, Kanibas, Tarratines, c'est mon lot, les meilleurs parmi les Abénakis. C'est pour eux que je veux être riche, pour les soigner, les civiliser, les protéger... Oui, les protéger, ces guerriers fous et admirables.
Il aspira quelques bouffées de sa pipe. Et de nouveau son bras s'étendit vers l'obscurité frangée d'écume, en direction de l'ouest.
– Tenez, par là-bas, dans la baie de Casco, je possède une île que j'ai conquise aux Anglais il y a peu de temps. Ce n'était pas seulement pour les en chasser, mais cette île avait une légende. Elle se trouve à l'entrée du Présumpscot, dans les parages de Portland, au sud de la baie de Casco. Elle a été depuis des temps immémoriaux pour tous les Mohicans, Souriquois et Etchemins le lieu d'un Paradis ancien, car, disent-ils « si vous avez dormi une fois sur cette île, vous ne serez plus jamais le même qu'avant ». Aux mains de cultivateurs anglais depuis plusieurs générations... Les Indiens souffraient de ne plus pouvoir s'y réunir pour leurs fêtes ancestrales, lorsque la chaleur d'août rend insupportable l'arrière-pays. Alors, je l'ai conquise. Je l'ai rendue aux Indiens.
« Quelle joie ! Quel délire ! Quelle fête ! Mais si la paix ne se maintient pas, à quoi bon tant d'efforts ?
– Croyez-vous que la paix soit menacée ?
– Je le crois, j'en suis certain. C'est pourquoi j'ai voulu hâter votre rencontre avec Mateconando et vous ai ainsi pressé. Oui, depuis le traité de Bréda, cela va comme ci, comme ça. J'avais déjà organisé quelque chose : tous les Anglais qui voulaient commercer sur la côte depuis Sabadahoc jusqu'à Pémaquid et même plus loin sur la Baie Française devaient payer tribut aux populations riveraines. Moyennant cela, on oubliait que le Massachusetts avait droit de regard par le fait du traité. Mais la paix va être rompue. Le père d'Orgeval, ce Croisé des temps antiques, a rassemblé les Abénakis du Nord et de l'Ouest qui sont fils de la forêt et presque aussi redoutables que les Iroquois. Et le grand Piksarett, leur chef, le meilleur chrétien que missionnaire ait jamais suscité sur cette terre, qui peut en venir à bout ? Terrible !... La guerre est imminente, monsieur de Peyrac.
« Le père d'Orgeval la veut et il l'a bien préparée. Je suis certain qu'il est venu ici avec des ordres et des directives du roi de France même pour réveiller le conflit contre les Anglais. Cela arrangerait notre souverain, paraît-il. Et il faut reconnaître que ce religieux est le plus redoutable homme politique que nous ayons eu jusqu'ici dans ces contrées. Je sais qu'il a envoyé un de ses vicaires, le père Maraîcher de Vernon, en mission secrète en Nouvelle-Angleterre et jusqu'au Maryland pour y rechercher des prétextes de rompre la trêve, et sans doute n'attend-il que son retour pour déclencher l'offensive. Et, il n'y a pas longtemps, j'ai reçu la visite du père de Guérande qui venait me prier de me joindre à leur croisade avec les tribus de mes amis. J'éludais la réponse. Certes, je suis gentilhomme français, officier et homme de guerre, mais...
Il ferma subitement les yeux avec douleur.
– Je ne peux plus voir ça.
– Voir quoi ?
– Cette hécatombe, cette immolation, ce continuel massacre de mes frères, cette extinction irrémissible de leur race.
Quand il disait « mes frères », Peyrac n'ignorait pas qu'il parlait des Indiens.
– Certes, il est si facile de les entraîner dans une guerre : ils s'emballent si vite et sont faciles à tromper. Vous savez comme moi, monsieur, que la plus grande passion des sauvages est la haine implacable qu'ils portent à leurs ennemis et surtout aux ennemis de leurs amis : c'est leur code d'honneur. Par nature, ils ne savent pas vivre en paix. Mais j'ai déjà vu mourir trop d'entre eux que j'aimais et pour quel but ?...
« Vous pouvez comprendre, vous, cela que je ne peux dire à personne... Nous sommes trop loin du soleil, ici. Vous comprenez ce que je veux dire ? Nous ne pouvons pas, d'ici, éclairer le roi. Oubliés, seuls... L'administration du royaume ne se souvient de nous que lorsqu'il s'agit de toucher les dividendes sur les fourrures ou de nous réclamer des troupes contre les Anglais pour les jésuites et leurs guerres saintes. Mais ce n'est pas vrai que nous appartenons à la France. Personne n'appartient à personne, par ici en Acadie. Toutes ces îles, ces presqu'îles, ces recoins ne sont peuplés que d'hommes libres. Français, Anglais, Hollandais, Nordiques, pêcheurs ou traitants, nous sommes tous embarqués dans la même galère : fourrures et morues, troc et cabotage. Nous sommes des gens de la Baie Française, des gens des rivages de l'Atlantique... Avec les mêmes intérêts, les mêmes besoins. Il faudrait se grouper sous votre égide !
– Pourquoi la mienne ?
– Parce qu'il n'y a que vous, dit Saint-Castine avec ardeur. Il n'y a que vous qui soyez fort, invulnérable, avec tous et hors de tous cependant. Comment m'expliquer ? Nous savons que vous êtes ami des Anglais, et pourtant je suis certain que si vous vous rendiez à Québec, vous mettriez tout ce beau monde dans votre poche. Et même... Voyez-vous, nous autres Canadiens, nous sommes sans doute courageux et lucides, mais il nous manque une chose que vous avez : un sens politique. En face d'un père d'Orgeval, nous ne pesons guère. Vous seul... vous seul pouvez lui tenir tête.
– L'ordre des jésuites est un ordre très puissant, le plus puissant de tous même, dit Peyrac d'une voix neutre.
– Mais... vous aussi !
Joffrey de Peyrac tourna à demi la tête pour observer son interlocuteur. Visage maigre et jeune mangé par des yeux ardents, cernés de bleu, qui lui donnaient quelque chose d'efféminé, c'est peut-être pour cela qu'on trouvait qu'il ressemblait à un Indien, car ceux-ci, imberbes, offrent parfois dans le dessin de leurs traits une certaine ambiguïté. Chez lui, c'était le raffinement d'une vieille race indomptable où se sont mélangés Ibères et Maures et, qui sait – on le dit – de lointains ancêtres asiatiques. Un sang analogue coulait dans les veines de Peyrac, qui devait sa haute taille, plutôt rare chez un Gascon, à l'ascendance anglaise de sa mère.
Vers l'aîné, le baron de Saint-Castine tendait un visage anxieux.
– Nous sommes prêts à nous grouper sous votre bannière, monsieur de Peyrac...
Peyrac continuait de l'observer, le sondait comme s'il ne l'entendait pas. Ainsi, tout un peuple s'en remettait à lui, par cette voix jeune où chantait l'accent de Guyenne, leur province natale.
– Comprenez-moi, ah ! Comprenez-moi, répéta la voix. Si la guerre se poursuit et renaît sans cesse, elle nous dévorera tous.
« Et, en premier, les plus vulnérables, nos Indiens, nos amis, nos frères ; nos parents... Oui, nos parents : chacun de nous en Acadie a un beau-père, des beaux-frères, belles-sœurs, cousins, là-bas dans la forêt, il faut le dire. Nous sommes liés à eux, liés par le sang des femmes indiennes que nous avons aimées et épousées. Et bientôt, moi-même, j'épouserai Mathilde, ma petite princesse indienne. Ah ! quel trésor, monsieur, que cette enfant...
« Mais ils mourront tous si nous ne les protégeons de leurs élans belliqueux... Car un jour les Anglais se lasseront d'être sans cesse égorgés. Les Anglais de nos côtes, certes, n'aiment pas la guerre. Ils sont lents à s'émouvoir. Ils ne haïssent que le péché. Il faudra encore beaucoup de scalps à la ceinture des Abénakis pour les décider à se rassembler les armes à la main. Mais alors, Dieu nous préserve ! Ils sont lents à s'ébranler, mais, quand ils se décident, ils font la guerre comme on laboure... Pesamment... Méthodiquement... sans passion... sans haine, vous dis-je, mais comme un devoir, un devoir religieux... Ils nettoieront l'aire que le Seigneur leur a donnée... Ils extermineront mes Etchemins et mes Souriquois jusqu'au dernier, comme ils ont exterminé les Péquots il y a quarante ans et les Narrangasett il y a peu... jusqu'au dernier, vous dis-je, jusqu'au dernier !