Au delà du promontoire s'ouvrait la baie de Casco avec ses innombrables îles. La mer s'insinuait partout à travers rocs et forêts, et l'on sentait sa saveur de sel et de goémon dans le vent plus vif tandis que les appels des loups-marins sur les plages se mêlaient à l'ample murmure du ressac.
Autour de la cabane, il y avait un petit champ de maïs, des courges et des haricots, et au bord de la falaise, sous un bouquet de saules courts, des ruches qui commençaient à s'éveiller. Pendant deux jours, on attendit l'apparition d'une voile. Puis un Indien Sheepscot, ami de Shapleigh, passa par là, annoncer que vers Sabadahoc ils n'avaient vu aucun navire de Blancs. Que faisait Le Rochelais ? Où se trouvait Joffrey ? Angélique s'impatientait, et son imagination lui montrait la ruée des Abénakis, sur la rive est du Kennebec, déferlant jusqu'à Gouldsboro. Et si le baron de Saint-Castine avait attiré Joffrey de Peyrac dans un piège ? Non, c'était impossible. Joffrey l'aurait pressenti... Mais elle-même, son instinct n'avait-il pas été mis en défaut !... sournoisement endormi... N'avait-elle pas ri du pauvre Adhémar lorsqu'il criait avec désespoir : « Ils font leurs chaudières de guerre !... et pour égorger qui ? »
Adhémar semblait avoir l'esprit complètement perdu. Il marmonnait des chapelets et regardait autour de lui avec égarement. En fait, cette fois encore, il avait raison. En cette pointe solitaire d'une région perdue, ils étaient aussi à l'écart, aussi oubliés que sur une île déserte. Et, malgré cela, leur isolement ne les protégeait pas entièrement de sauvages rôdant, qui auraient voulu s'offrir leurs scalps.
En d'autres temps, les plus valides d'entre eux auraient pu entreprendre d'essayer de gagner à pied un établissement quelconque de la côte anglaise du Maine qui pullulait de petites colonies et y trouver une barque. Mais, aujourd'hui, la plupart de ces hameaux de bois flambaient. S'en aller vers l'ouest, c'était marcher vers le couteau du rouge égorgeur. Autant demeurer à l'écart, se faire oublier, misérables êtres à peau blanche échoués sur cette côte horrible et cruelle d'un continent farouche. Ils avaient au moins un toit sur la tête, des médications pour les malades, des légumes, coquillages et crustacés pour se rassasier, et un bout de palissade pour se donner une illusion de protection. Mais leur dénuement en armes angoissait Angélique. Hors le tromblon du vieux Shapleigh aux munitions restreintes, le mousquet d'Adhémar sans poudre ni balles, ils n'avaient que des coutelas et couteaux personnels.
Le soleil était revenu.
Angélique chargea Cantor d'observer l'horizon afin de repérer les voiles jouant à cache-cache entre les îles, et qui pourraient s'approcher d'assez près pour qu'on leur fît des signaux. Mais les navires semblaient fuir vers d'autres buts. Avec leurs voiles blanches ou brunes gonflées sur le bleu cru des flots ils avaient, ces vaisseaux vus de si loin, sourds aux appels et aux gestes, comme un comportement humain, une indifférence qui serrait le cœur. Nonobstant la méfiance que lui inspiraient les tribus de la région, l'Abénakis Piksarett avait continué de surveiller de loin en loin ses prisonniers – ou considérés par lui comme tels. En fait, il paraissait plutôt veiller sur eux. Durant leur marche vers la côte, on l'avait vu surgir pour porter un enfant n'en pouvant plus.
Puis, quand ils furent à la cabane, il vint et déversa devant eux une calebasse de tubercules sauvages que les Anglais appréciaient et nommaient : patatoes. Cuites sous la cendre, elles avaient un goût savoureux, moins sucré que celui des patates
douces ou des topinambours. Il apporta aussi des lichens aromatiques et un saumon géant qu'il fit griller lui-même sur un bâton.
Quand les trois sauvages arrivaient, le géant indien en tête, les pauvres gens de Brunschwick-Falls se reculaient précipitamment. Séchaient encore à la ceinture des Patsuikett les chevelures fraîchement arrachées aux crânes de leurs parents et amis.
Après avoir échangé quelques mots, Piksarett et ses acolytes se retiraient dans les bois, mais souvent, lorsqu'elle sortait pour guetter l'horizon, Angélique apercevait, de l'autre côté du fjord, Piksarett et ses deux compagnons rouges perchés sur la cime des arbres et observant elle ne savait quoi dans la baie. Ils lui faisaient des signes et lui lançaient des plaisanteries, dont elle ne comprenait que quelques bribes, mais qu'elle devinait amicales. La désinvolture de ces sauvages, leur versatilité, à la fois dangereuse et rassurante, il fallait s'y habituer et s'évertuer à vivre avec eux comme en la familiarité de fauves que seules subjuguent la transcendance et la valeur réelle de leur dompteur. Pour l'instant, elle n'avait rien à craindre d'eux.
Une défaillance, alors oui : elle pouvait tout craindre.
Piksarett lui avait présenté ses deux guerriers qui portaient des noms fort simples à retenir : Tenouïenant, ce qui veut dire : Qui-connaît-bien-les-choses, est-rompu-aux-affaires, et Ouaouenouroue, c'est-à-dire qui-est-rusé-comme-un-chien-pour-la-chasse. À tout prendre, elle préféra les nommer par leurs noms de baptême catholique qu'ils lui avaient annoncés fièrement, soit : Michel et Jérôme. Et ces prénoms benoîts leur allaient aussi peu bien que possible, accolés à leurs faces « matachiées » – du rouge autour de l'orbite gauche, première blessure, du blanc sur l'autre œil pour la clairvoyance, une terrible barre noire en travers du front pour effrayer l'ennemi, du bleu au menton, doigt du Grand-Esprit, etc. – le tout surmonté et encadré de barbares buissons de cheveux entremêlés de plumes et de fourrures, de rosaires et de médailles.
La poitrine nue tatouée et peinte, le pagne de peau flottant au vent, souvent pieds nus, oints de graisse, harnachés de leurs armes, ils s'avançaient vers elle lorsqu'elle les hélait.
« Michel ! Jérôme ! »
Et elle se retenait d'éclater de rire, saisie d'une sorte d'attendrissement à leur vue. Il y avait dans la langue de ces gens-là un diable d'accent impossible à saisir, presque un accent anglais ! N'avait-elle jamais pu prendre Piksarett au sérieux que par la seule faute de son patronyme cocasse : « Piksarett, chef des Patsuikett. » Mais, disait-il, ce n'est même pas cela.
À l'origine, du fait de son caractère joyeux, il était le Piouerlet, c'est-à-dire celui-qui-entend-le-badinage, mais ses exploits guerriers avaient fait évoluer son nom vers Pikasou'rett, soit l'Homme-Terrible, et les Français disaient Pitksarett pour faciliter les choses. Enfin, Piksarett, soit !
Depuis le jour où elle s'était dressée entre lui et l'Iroquois blessé10 et lui avait offert, en échange de la vie de l'ennemi, son manteau couleur d'aurore, avait commencé l'aventure de leur insolite amitié. Alliance qui suscita les échos de la chronique du temps, étonna, scandalisa, atterra, indigna.
Angélique ne savait pas encore le rôle que Piksarett jouerait dans son existence prochaine, mais il ne lui faisait pas peur.
Il devenait parfois rêveur, semblait répondre à une question informulée.
– Oui, affirmait-il, nous avions décidé de traiter avec les Englishmen, mais après les Français sont revenus. Pouvais-je laisser ceux qui m'ont baptisé dans l'ennui ?
Et passant la main sur son collier de médailles et de croix :
– Le baptême nous réussit à nous Wonolancet, alors qu'il a fait le malheur des Hurons. Presque tous sont morts de variole ou par des massacres par les Iroquois. Mais nous autres, nous sommes des Wonolancet... Ce n'est pas pareil !
Le vieux Shapleigh se montrait aussi bavard avec Angélique. Il avait découvert sa connaissance des plantes. Il l'enseignait volontiers et se disputait avec elle lorsqu'elle ne le suivait pas dans ces croyances particulières. Ayant examiné la pharmacopée qu'elle emportait dans son sac de voyage, il lui reprochait d'employer la belladone, l'herbe du diable, car elle avait poussé dans le jardin d'Hécate.