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Elle n'augurait rien de bon d'individus qui massacraient sans nécessité des bêtes innocentes et sans les ramasser même...

Cantor alla à son tour surveiller le point indiqué et revint en disant qu'il « les » avait aperçus, qu'ils étaient cinq ou six, pas plus, et de l'espèce des écumeurs de mer qui hantent les rivages de l'Amérique du Nord à l'été pour y quérir un butin, peut-être moins fabuleux, mais moins coriace à conquérir que celui des navires espagnols.

– Il nous faut cette barque, insista Angélique, ne serait-ce que pour aller chercher du secours.

Elle s'adressait surtout à Cantor et à Stougton.

Celui-ci restait le seul homme valide et qui pût l'aider à prendre une décision. Le pasteur, en proie à une forte fièvre, était dans une demi-inconscience. Corwin, blessé, souffrait beaucoup et concentrait ses forces pour se retenir de jurer à cause du voisinage du pasteur. Les deux valets, costauds et taciturnes, étaient prêts à tous les coups de main, mais ne pouvaient être d'aucun conseil. Le vieux Shapleigh se désolidarisait de ses hôtes. Lui devrait les quitter ce soir ou demain pour aller dans la forêt, car la nuit approchait où l'on doit cueillir la verveine sauvage.

Quant à Adhémar, c'était un irresponsable.

Restaient Stougton, laboureur sans imagination mais courageux, et Cantor, fils de gentilhomme, dont la courte vie était déjà riche d'expériences. Angélique, dans son fils, faisait confiance à la sagesse de la première adolescence, période où se mêlent chez l'enfant une prudence instinctive, la connaissance de ses forces et une audace déjà virile. Cantor se faisait fort de capturer cette chaloupe à la barbe des boucaniers, de la conduire de l'autre côté du promontoire, où le reste de la compagnie s'embarquerait. À ce point de la discussion, Angélique se leva et alla ouvrir la porte. Elle sut aussitôt ce qui l'avait attirée au-dehors.

Le cri de l'engoulevent s'élevait, répété, sonore, insistant. Piksarett l'appelait.

Elle courut jusqu'au bord de la presqu'île et, sur l'autre rive, au sommet d'un chêne noir, elle aperçut l'Indien qui, à demi dissimulé dans le feuillage touffu, lui adressait des signes véhéments.

Il indiquait quelque chose au-dessous d'elle.

Elle baissa les yeux, regarda vers la grève et son sang se glaça. S'accrochant aux touffes de genévrier et aux pins rabougris qui poussaient dans les fentes de la falaise, des hommes grimpaient.

C'était sans nul doute les flibustiers de la chaloupe, et lorsque l'un d'eux, se devinant surpris, leva vers elle sa face de pirate, elle vit qu'il avait un couteau entre les dents. Eux aussi avaient dû constater qu'ils avaient des voisins en ces lieux perdus, et, pilleurs invétérés, ils venaient pour les surprendre.

Se voyant découverts dans leur attaque surprise, ils poussèrent d'affreux jurons et précipitèrent leur escalade.

Le regard d'Angélique tomba sur les ruches, près d'elle. Avant de s'enfuir, elle se saisit de l'une d'entre elles, et comme les flibustiers émergeaient sur le rebord du plateau, d'un geste prompt, elle lança vers eux la ruche et son essaim bourdonnant. Ils reçurent le tout en plein front et poussèrent aussitôt des cris épouvantables. Elle ne s'attarda pas à les voir se débattre contre la nuée noire et furieuse des abeilles. Tout en courant, elle avait dédaigné son couteau aiguisé. Bien lui en prit car les bandits s'étaient partagés en deux partis.

C'est ainsi qu'elle vit se dresser entre elle et la demeure de John Shapleigh une sorte de polichinelle ricanant, vêtu d'oripeaux et coiffé d'un tricorne à plumes d'autruche rouges. Il brandissait un gourdin.

Il devait être un peu ivre ou bien croyait-il qu'une femme ne pouvait en rien être redoutable. Toujours est-il qu'il se rua vers elle, et, comme elle se dérobait à son coup de bâton qui siffla dans l'air, il trébucha et vint littéralement s'empaler sur la lame effilée qu'elle brandissait de son mieux au-devant d'elle pour se défendre.

Il poussa un cri rauque et elle éprouva, un bref instant, sur elle son haleine puante de buveur de rhum aux dents gâtées. Ses mains crispées sur le corps d'Angélique se détendirent. Il faillit l'entraîner dans sa chute. Glacée d'horreur, elle le rejeta d'une bourrade, et elle le vit s'effondrer à ses pieds, les mains crispées sur son ventre. Les yeux chassieux du scélérat exprimaient un immense étonnement.

Sans commettre l'imprudence de se préoccuper plus longtemps de son sort, Angélique rejoignit en trois bonds la demeure de Shapleigh dont on boucla aussitôt la branlante palissade.

Chapitre 3

– Y perd ses tripes !

Le cri lugubre montait dans le soir pur de juin qui s'étirait longuement sur la baie de Casco.

– Y perd ses tripes !

Un homme, là-bas, derrière les buissons, en hélait un autre, et les Anglais et Français, assiégés dans leur cabane bien barricadée, entendaient le cri se prolongeant en une clameur dolente et tragique.

La journée, si mal commencée, s'achevait à égalité. Angélique et les Anglais, d'une part, peu armés sans doute, mais aux aguets à l'abri derrière leurs murs de rondins, et les pirates de l'autre, féroces et agressifs, mais désormais malades comme des bêtes et nantis par surcroît d'un blessé qui perdait ses tripes.

Par malheur pour Angélique et ses compagnons, ils s'étaient réfugiés près du ruisseau proche de la maison afin d'y baigner leur visage et leurs membres tuméfiés par les piqûres d'abeilles. Ainsi postés là, ils ne laisseraient pas sortir un habitant de la cabane. Ils clamaient des injures puis recommençaient à gémir. On ne les voyait pas, mais on les devinait derrière le rideau d'arbres et on les entendait se plaindre.

Et, lorsque la nuit fut venue, leurs gémissements, soupirs et cris de douleur emplissaient l'air à intervalles réguliers, et avec les cris des loups-marins en bas sur la plage, cela faisait une mélopée à vous dresser le poil.

Le clair de lune bientôt vint inonder l'alentour. La mer s'argenta et toute l'escadre des îles, d'un noir d'encre, parut appareiller vers des lointains blancs. Vers le milieu de la nuit, Angélique grimpa sur un escabeau et déplaça une tuile du toit afin de regarder du dehors et considérer la situation de plus haut.

– Écoutez, là-bas, matelots, cria-t-elle en français, d'une voix haute et claire.

Elle vit bouger les ombres des pirates.

– Écoutez donc, on peut s'arranger. J'ai des remèdes ici qui soulageront vos souffrances. Je peux panser votre blessé...

« Approchez jusqu'à deux toises de la maison et jetez vos armes. Nous ne voulons pas votre mort. Seulement la vie sauve et le prêt de votre barque. En échange, on vous soignera.

Le silence lui répondit tout d'abord. Suivit un chuchotement confus qui se mêlait aux rafales du vent.

– On vous soignera, répéta Angélique. Sinon, vous allez mourir. Les piqûres d'abeilles, cela ne pardonne pas. Et votre blessé, sans soins, va succomber.

– Tu parles ! Succomber... Y perd ses tripes, y va crever, grogna une grosse voix dans la nuit.

– Ça n'est guère bon pour sa santé. Soyez raisonnables. Jetez vos armes, comme j'ai dit. Et j'irai vous soigner.

Dans la nuit, sa voix légère de femme rassurait et semblait venir du ciel. Pourtant, les pirates ne cédèrent pas tout de suite. Il fallut attendre l'aube.

– Hé, la femme ! cria alors quelqu'un, on va venir.

Il y eut un cliquetis d'acier derrière les bosquets et une grosse silhouette titubante apparut, les bras chargés d'un assemblage de coutelas, couteaux, sabres d'abordage, plus une hache et un petit pistolet.

Il posa le tout à quelques pas de la barrière.

Angélique, abritée par le tromblon du vieux Shapleigh et par Cantor tenant le mousquet, vint jusqu'à l'homme. Il était quasiment aveugle sous l'enflure des piqûres d'insectes qui avaient criblé son visage. Son cou, ses épaules, ses bras, ses mains présentaient un aspect boursouflé et tendu.