– Du brandy ! Du brandy !...
– Adhémar, apporte le flacon.
Quand il eut bu, il parut mieux ; elle l'accota contre un tas de sacs recouverts de peaux de bêtes et le considéra longuement avec satisfaction.
– Et voilà, Tête-de-Bois ! Il ne vous reste plus qu'à p... et ch... comme tout le monde, et vous êtes un homme sauvé.
– À la bonne heure, vous, fit-il, au moins vous avez votre franc-parler... Z'ont raison ceux qui racontent que vous êtes sortie de la cuisse du Diable... Parce que c'est vrai, ça !
Il essuya son front moite. Elle lui avait rasé sa barbe pleine de vermine et il avait désormais l'aspect inoffensif d'un petit épicier malmené par sa femme et ses créanciers.
– J'suis plus rien à côté de Barbe d'Or, gémissait-il. Voilà l'affaire...
Elle l'aida à s'étendre de nouveau, et plus tard quand il se fut reposé :
– Parlons un peu de ce Barbe d'Or, reprit-elle, et de ceux qui disent que je suis sortie de la cuisse du Diable.
– Oh ! Moi, je n'y suis pour rien, se défendit-il.
– Savez-vous donc qui je suis ?
– Pas très bien, mais Barbe d'Or le sait, lui. Vous êtes la Française de Gouldsboro qu'on dit sorcière, liée à un magicien qui fabrique de l'or avec des coquillages.
– Et pourquoi pas avec du rhum ! fit Angélique gravement. Ça vous arrangerait, hein ?
– Voilà en tout cas ce que jaspinent les marins que nous avons rencontrés dans la Baie Française. Entre marins, on doit se faire confiance.
– Des marins comme vous sont plutôt des forbans. D'abord, les marins n'emploient pas votre jargon.
– Parlez alors pour nous deux si vous voulez, dit le Ventre-Ouvert d'un air digne et offensé, mais pas pour Barbe d'Or. C'est un Monsieur, lui, pardon !... Et de plus le meilleur marin qu'on puisse rencontrer autour du globe. Vous pouvez me croire quand je vous le dis, parce que, à part ça, vous avez vu comme il nous a traités, c't'enfant d'salaud, en nous débarquant, en nous abandonnant comme des « marrons » ; pour ainsi dire sans vivres et sans armes dans ce pays de sauvages. Il disait qu'on déshonorait son vaisseau.
Le Portugais, un peu désenflé, qui se trouvait dans les parages, approuva :
– Oui, ça, Barbe d'Or, je le connais depuis plus longtemps que toi, chef, depuis Goa et les Indes. Je me suis brouillé avec lui à cause de cette histoire de Gouldsboro, mais je regretterai toujours.
Angélique passait et repassait ses doigts dans ses cheveux. Le vent les rabattait sur ses yeux et elle ne cessait de les repousser.
Elle essayait de rassembler ses idées, mais ce vent étourdissant l'embrouillait et elle n'arrivait pas à nouer deux raisonnements ensemble.
– Voulez-vous dire que vous saviez qui j'étais et que j'étais là, quand Barbe d'Or vous a laissés dans la crique ?
– Non, ça, on ne le savait pas, fit Beaumarchand. Ça, c'est le hasard. Le hasard qui fait le clin d'œil aux braves gars comme nous quand ils sont dans la m... C'est pas la première fois que le hasard vient nous tirer de là par la dernière mèche du crâne, pas vrai, Hyacinthe ?
– Mais comment avez-vous su que j'étais là ? insista-t-elle, impatiente.
– Bédame ! quand on s'est aperçu qu'il y avait du monde sur la falaise, on s'est rapproché, on a écouté et quand on a compris que c'était vous, la Française de Gouldsboro, la comtesse de Peyrac, vous qui étiez là avec une bande d'English, alors, vrai, on croyait que notre chance était venue.
– Pourquoi donc, votre chance ?
– Bédame ! Barbe d'Or disait qu'il avait des ordres pour le comte et la comtesse de Peyrac, qu'il fallait le tuer, lui, et la capturer, elle...
– Rien que cela ?... et des ordres de qui ?
Le cœur d'Angélique faisait des bonds dans sa poitrine. Son ivrogne avait ceci d'intéressant que, bavard comme une pie et toujours entre deux lampées d'alcool, il parlait à tort et à travers.
Chapitre 6
Pourtant, à cette question, il répondit par une moue d'ignorance.
– C'est depuis qu'il était allé à Paris avant sa dernière campagne des Caraïbes. Pour faire signer ses lettres de courses par le ministre. Il y était allé avec toi, hein, Lopez ?
Le Portugais hocha la tête, affirmatif.
– Et qui ça « lui » ? Qu'on devait tuer, insista Angélique.
– Ben, l'homme avec qui vous êtes, le comte, celui qui fait de l'or avec des coquillages.
– Le tuer ! Et c'est pour cela que vous avez essayé de m'attraper ?...
– Bédame ! Mettez-vous à notre place. Et maintenant que vous m'avez décousu et recousu, je le sais bien, allez, que vous êtes sorcière.
Il lui fit un clin d'œil dans lequel elle ne put définir s'il y avait de la complicité ou de la méchanceté. Et il eut un rire sardonique et muet.
– Pourquoi alors votre capitaine vous a-t-il débarqués ? interrogea-t-elle.
– On n'était pas d'accord sur la répartition du butin ; c'est pas des affaires de femme, même sorcière, dit Aristide avec hauteur.
– Je pense plutôt que vous dépariez dans son équipage, si c'est un Monsieur, comme vous dites, fit Angélique.
Des cinq flibustiers qui s'étaient trouvés sur la grève, il n'était pas besoin de grand examen pour affirmer que tous n'étaient que de la racaille. De l'espèce que Joffrey de Peyrac avait dû faire pendre aux vergues de son navire au cours de son dernier voyage. Touché au vif, l'opéré se renferma dans un silence digne.
– Qu'allait donc faire votre Barbe d'Or à Gouldsboro ? insista Angélique.
Il ne pouvait rester digne et muet bien longtemps.
– Voyons, faut pas être louf : prendre possession de ses terres, pardi !
– ?...
– Pas la peine d'ouvrir des mirettes comme des plats à barbe, ma belle. Je vous ai dit déjà que le sieur Barbe d'Or, c'est un corsaire qui a tout ce qu'il faut comme lettres de marque délivrées par le ministre, sa compagnie de Paris et même par le gouvernement de La Tortue. Mais encore – le blessé levait un index doctoral – mais encore il a obtenu et acheté en concession au roi de France toute la terre qui se trouve de la pointe des Montagnes bleues à la baie de Gouldsboro.
– Vous m'en direz tant ! s'exclama Angélique.
– C'est une idée qu'il a toujours eue en tête. Barbe d'Or, tout marin qu'il soit. S'installer avec des compagnons sur un coin de terre pour faire pousser du blé français. Voilà pourquoi j'étais pas d'accord avec lui ni Lopez. Moi, je tiens à bourlinguer jusqu'à ce que les requins me bouffent, et c'était donc moi qui avais raison. Lui, Barbe d'Or, tout malin et pistonné par le roi qu'il est, il a vu où ça l'a mené ses grandes idées de colonisation. On lui a tiré des boulets rouges dans ses œuvres vives... Sont pas commodes, ces gars de Gouldsboro... Notre pauvre Cœur de Marie.
– Qu'est-ce cela ?
– C'est le nom de notre vaisseau.
Angélique se fit la réflexion que plus les flibustiers semblaient malintentionnés et plus ils choisissaient pour leurs navires des vocables pieux, sans doute dans l'espoir d'obtenir la protection... ou le pardon des esprits célestes.
– Ignorait-il vraiment, votre grand chef, que la côte avait déjà un propriétaire et du monde installé dans la place ?
– On nous avait dit : Y a des femmes là-bas. Des femmes blanches, pas des Indiennes. Alors, dame, ça, ça arrangeait tout. On prendrait la terre, et chacun une femme pour commencer. Enfin, de la vraie colonisation, quoi ! Bernique ! On a été reçus à coups de boulets rouges, j'vous dis, et quand on a essayé de débarquer, ces enragés nous ont taillés en pièces. Le navire prenait du gîte, ça commençait à flamber. Y avait pu qu'à se défiler dans les îles comme des péteux. Et mon Barbe d'Or vénéré, mais bête en fin de compte avec ses idées de grandeur, avec sa charte sous le bras et ses projets de labour – terre et femmes – bien avancé, oui-da...