Il eut un rire rauque qui s'acheva dans une quinte de toux.
– Ne toussez pas, dit Angélique, sévère.
Elle vérifia si la cicatrice ne se distendait point.
Une affreuse crapule, cet Aristide, mais, s'il disait vrai, les renseignements fournis étaient précieux.
Elle frémissait à la pensée que, sans la défense énergique des Huguenots à Gouldsboro, ses amies rochelaises auraient pu tomber entre les mains de ces misérables.
– Non, Barbe d'Or n'est pas ce que vous croyez, reprit le malade d'une voix affaiblie mais entêtée, et comme s'il avait suivi ses pensées. Des lettres de courses, le soutien du roi comme corsaire sous la bannière fleurs de lys, et des princes pour lui prêter de l'argent, il a tout, je vous dis... Il m'a traité dur, mais sous son pavillon on n'avait pas à se plaindre. Un Monsieur, j'vous dis, que Barbe d'Or. Et quant au quart d'eau-de-vie, tous les jours, exactement comme sur les vaisseaux du roi. On était quelqu'un, qu'est-ce que vous croyez... Z'auriez pas un petit bout de fromage, M'dame ?
– Du fromage ? Vous êtes fou ! Dormez ! dit Angélique.
Elle lui ramena sa couverture jusqu'au menton, le borda, essuya sa bouche veule.
« Pauvre Tête-de-Bois ! Tête de pioche, tu ne vaux pas la corde pour te pendre. »
Et, malgré les froids rivages, les cris des phoques, la sombre haie de sapins noircissant l'abord des plages, elle évoquait, en le regardant, ces pirates de la Méditerranée et son peuple cosmopolite d'aventuriers. Elle en retrouvait la fascination et la peur...
À Brunschwick-Falls, Mrs William lui avait dit que jadis les plus endurcis de ces gentilshommes d'aventure, qui jetaient l'ancre devant les pauvres villages de colons de Nouvelle-Angleterre, ne leur auraient fait aucun mal ; mais ces temps étaient passés. La vie, la richesse en prospérant sur les rivages d'Amérique attiraient maintenant les pillards. Il faudrait assainir tout cela, policer, ordonner la vie anarchique des rivages et des côtes. Et la haute silhouette de Joffrey se dressait devant ses yeux, sûre, comme si, mêlée à tout ce qui était vie et action, il lui apparaissait comme le mâle principe d'un monde nouveau. Oh ! mon amour... Ils ont dit : Lui, le tuer...
Il ne se laissera pas tuer.
Mais avec la guerre indienne rallumée qui précipitait à travers les baies et les îles une population terrifiée, qui remettrait en question les alliances des royaumes lointains, la tâche s'annonçait confuse, et les vaisseaux malveillants y trouveraient leur complet de rapines. Elle-même, par quels entrelacs hasardeux ou calculés avait-elle été amenée en ces lieux alors que, peu de jours auparavant, elle quittait le fort Wapassou pensant gagner sans encombre prévu leurs terres de Gouldsboro ?
– Lopez, dit-elle à voix haute, vous étiez avec ce Barbe d'Or à Paris quand il est venu faire signer ses lettres de courses, et sans doute chercher de l'argent pour armer son bateau. Quel seigneur le protégeait ? Qui étaient ses armateurs ou associés ? Pouvez-vous me citer un nom ?
Le Portugais secoua la tête.
– Non... Je n'étais là-bas que comme son valet. Parfois, d'autres valets portaient des messages. Il y avait aussi...
Il parut réfléchir.
– Je ne sais pas son nom. Mais si jamais un jour vous rencontrez un grand capitaine avec une tache de vin, là, une tache violette qu'il a – il touchait sa tempe – eh bien, méfiez-vous, vos ennemis ne sont pas loin. Service pour service : après tout, sorcière ou pas, mais vous avez sauvé mon copain...
Chapitre 7
Et voici que le soir encore tombait sur la baie de Casco, laissant traîner une longue lueur orangée là-bas vers l'ouest où la terre s'incline en une longue courbe, plongeant soudain au sud pour enrober comme un immense geste caressant le monde des golfes multiples et les îles de ce vaste cirque bleu de la mer où s'engouffre et vient se jeter par tous les courants du nord, aspirée, la provende bleu et argent des poissons.
Nids à poissons du monde que ces eaux, confluents des grands courants océaniques chaud et froid charriant ses immenses réserves de plancton, attirant le poisson, une infinie réserve pour les pêcheurs du monde depuis la nuit des temps.
Les Malouins y venaient dans leurs chaloupes bien des siècles avant que Christophe Colomb découvrît nos Antilles.
Le printemps faisait pulluler à la surface des flots, comme des fleurs ouvertes des nénuphars géants, les voiles blanches des vaisseaux.
Et plus la nuit tombait, plus Angélique voyait s'allumer des feux rougeoyants à travers l'étendue obscure, mais lointains et évanescents comme des étoiles.
– Y boit pas, bredouillait Aristide près d'elle... Qu'est-ce que vous pensez d'un marin qui boit pas ?
– De qui parlez-vous, mon garçon ?
– De ce satané Barbe d'Or... Y boit pas, sauf quand il prend une femme. Mais c'est pas souvent. Les femmes, on dirait qu'il n'aime pas ça... ni boire. Et pourtant, c'est un homme terrible. À la prise de Portobello, il a fait marcher les moines du couvent San Antonio en avant de ses hommes, comme bouclier. Les Espagnols de la garnison tiraient dessus en pleurant.
Angélique frissonna.
– Cet homme est un impie !
– Non ! Pas tant que vous pensez. On fait toujours la prière à son bord. Et les mauvaises têtes, il les envoie le temps de réciter vingt chapelets sur la hune de la civadière.
Angélique, mal à l'aise, croyait voir la barbe d'or du sanglant flibustier flotter dans la nuit. La pensée que le navire d'un tel individu avait mouillé une nuit au pied du promontoire, lorsqu'il était venu y abandonner ses mutins, lui donnait la chair de poule.
– Y reviendra, vous verrez, geignit le blessé.
Un nouveau frisson secoua Angélique et le râle du vent dans les cèdres lui parut sinistre avec un subit éclair de chaleur, là-bas, sur l'horizon.
– Dormez, l'ami.
Elle ramena les pans de son manteau autour d'elle. Elle voulait veiller jusqu'au milieu de la nuit, après quoi, le boucanier, le frère de la Côte, prendrait le quart. Il était là lui aussi, accroupi près du feu, massif, le cou dans les épaules, et elle l'entendait se gratter sa barbe inculte pour calmer les démangeaisons de sa chair irritée. Songeant à mille choses et le profil levé vers les étoiles, elle ne voyait pas qu'il la fixait de ses yeux luisants. Maintenant qu'il était un peu moins malade, il éprouvait de drôles de sensations à la regarder, cette femme. Immobile dans son manteau noir comme une statue, avec un visage qui émergeait comme un éclat de lune, mais elle avait toujours une mèche dorée qui lui balayait la joue et qu'elle écartait d'un mouvement de la main. Et ce geste seul évoquait sa beauté opulente cachée, la vigueur de ses formes, qu'il admirait.
– Moi, j'suis pas comme Barbe d'Or, fit-il à voix basse. Les femmes, j'aime bien ça.
Il se racla la gorge.
– Ça ne vous arrive jamais de prendre un peu de plaisir, m'dame ?
Elle tourna lentement la tête vers sa forme massive.
– Avec des gens de ton espèce ? Non, mon garçon.
– Qu'est-ce qu'ils ont, les gens de mon espèce, qui ne vous revient pas ?
– Une face de courge et beaucoup trop laide pour qu'on prenne plaisir à l'embrasser.
– On n'est pas forcés de s'embrasser si ça vous dit rien, fit-il, conciliant. On pourrait faire autre chose.
– Reste à ta place, lui intima-t-elle sèchement, voyant qu'il ébauchait un geste dans sa direction. J'en ai décousu d'autres pour beaucoup moins que ça. Et toi, je ne prendrais pas la peine de te recoudre.
– Ah ! Vous n'êtes pas commode, grogna-t-il en se grattant de nouveau avec frénésie. Pourtant, c'est une occasion que je vous offre. On est tout seuls, on a le temps. Je m'appelle Hyacinthe... Hyacinthe Boulanger. Vraiment, ça ne vous dit rien ?