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– Non, sans t'offenser. C'est la prudence qui me fait parler, Hyacinthe, dit-elle légèrement pour ne pas s'en faire un ennemi. Les équipages qu'on abandonne sur les plages ne sont pas toujours de la première fraîcheur. Rien qu'à te regarder je parierais que tu es vérolé jusqu'aux moelles.

– Ah !Nnon, ça c'est pas vrai, je vous jure, s'écria le boucanier, franchement outragé, si j'ai une tête pareille, c'est à cause de vos satanées ruches que vous nous avez balancées en pleine tronche.

Aristide se plaignit :

– Cessez donc de vous disputer ainsi pardessus ma tête, comme si que déjà j'étais un maccab.

Le silence retomba.

Angélique se disait qu'il n'y avait pas de quoi en faire un drame. Elle en avait vu d'autres. Mais dans l'état d'anxiété latente où elle se trouvait, le désir de ce sinistre individu, dans la nuit lugubre de cette côte abandonnée battue par les flots, lui causait un malaise et un effroi insurmontables. Elle avait les nerfs à vif et éprouvait l'envie irrésistible de prendre ses jambes à son cou. Elle s'imposa de ne pas bouger aussitôt et de garder une attitude indifférente pour qu'il ne la sût pas effrayée. Puis elle choisit le premier prétexte pour se lever, recommander au boucanier de surveiller le feu et son frère de la Côte, et retourna vers la cabane. Toute penchée, dans l'éclat des braises, miss Pidgeon semblait quelque menue sorcière occupée à ses philtres.

Angélique s'inclina vers l'enfant Sammy, toucha son front tiède, palpa ses bandages, puis ayant adressé un sourire à la vieille demoiselle, elle ressortit et alla s'asseoir derrière la cabane, près de l'Indienne Maktera.

La lune à demi pleine surgissait des nuages. C'était une nuit où l'on ne pouvait pas dormir. Le cri hoquetant et précipité des grillons semblait soutenir d'une note aiguë, syncopée et lancinante, les chants mêlés du vent et de la mer.

Le vieux médecins man apparut drapé dans son ample manteau qui ne laissait visibles entre le col et le rabat de son chapeau que les gros verres de ses bésicles où un reflet de lune alluma subitement deux étoiles aiguisées. L'Indien le suivait comme une ombre, enveloppé lui aussi dans sa couverture de traite rouge et tenant le tromblon couché entre ses bras.

– Cette fois, dit Shapleigh, je m'en vais cueillir la verveine sauvage, l'herbe sacrée, l'herbe aux sorciers : une larme de Junon, une goutte de sang de Mercure, la joie des simples. Il faut la cueillir vers le temps où l'étoile Sirius se lève, au moment où ni le soleil ni la lune ne sont au-dessus de l'horizon, pour assister à ce geste, et la nuit est proche où les signes se conjoignent. Je ne peux plus attendre... Je vous laisse deux charges de poudre pour votre mousquet, et de quoi droguer vos malades pour les rendre moins dangereux... Prenez garde à cette racaille !

Elle murmura en anglais : Merci, mister Shapleigh.

Il fit quelques pas, se retourna pour tendre l'oreille à la tendre voix étrangère qui avait murmuré dans la nuit : Thank you, mister Shapleigh.

Il l'observa. Les yeux verts d'Angélique, à la clarté de la lune, avaient un éclat insoutenable. Un rire sardonique étira sa bouche édentée.

– Irez-vous au Sabbat ? demanda-t-il, enfourcherez-vous votre perche ? C'est la nuit ou jamais pour une femme comme vous. Par cette lune, vous rencontrerez le démon aux pattes d'oie...

Ne l'avez-vous pas, la baguette enduite de l'onguent du Sabbat ? Vous connaissez la recette ? Cent onces d'axonge ou graisse humaine, cinq de haschisch, une demi-poignée de fleurs de chanvre, une demie de fleurs de coquelicot, une pincée de racine d'ellébore, de la graine de tournesol concassée...

Comme il parlait en anglais, elle ne saisissait pas le sens de tout ce qu'il disait, mais il lui répéta la formule en latin, et elle eut un geste effrayé. La vieille Indienne, ample et lourde, accompagna Shapleigh le long de la presqu'île jusqu'à la lisière des bois, puis revint de son allure solennelle. Angélique s'interrogeait sur la place que Maktera tenait près de ce vieux fou d'Anglais. Les Indiennes se plaçaient rarement comme servantes. Avait-elle été sa compagne ? Ce qui expliquerait mieux l'ostracisme dans lequel ses compatriotes tenaient le savant, car pour eux la peau rouge n'est que déchéance. Un jour, Angélique connaîtrait l'histoire de ce couple étrange qui vivait à l'extrême pointe sauvage de la baie de Maquoit, celle d'une jeune Indienne, dernière survivante de la tribu exterminée des Péquots et que quarante années plus tôt on avait menée pour être vendue comme esclave sur la place de Boston. Achetée pour ses maîtres par un jeune « engagé » anglais, tout frais débarqué avec son diplôme d'apothicaire dans la poche. La tenant par ses liens, il s'était mis en route en la tirant derrière lui, et c'est alors qu'en regardant sa fragilité de biche et ses yeux noirs comme la source, dans l'ombre il avait senti l'obscure passion du bien et de la folie qui hante tous les fils de Shakespeare s'emparer de lui. Et, au lieu de revenir vers la maison, il avait marché tout droit vers la forêt. Et c'est ainsi qu'ils avaient pénétré ensemble dans le royaume maudit des réprouvés.

Chapitre 8

À travers la plaine brune et scintillante des rochers découverts par le reflux, un homme s'approchait sautant par-dessus les mares d'un pas léger. Lorsqu'il fut proche, Angélique reconnut Yann Le Couennec, le Breton de Wapassou, l'écuyer de son mari.

Elle courut à lui, folle de joie, et le serra amicalement dans ses bras.

– Yann, mon cher Yann ! Quel bonheur de te voir !... M. le comte... où est-il ?

– Je suis seul, dit le jeune Breton.

Et devant la déception qu'il lisait sur les traits d'Angélique :

– Lorsque M. le comte a appris votre départ pour le village anglais, il m'a chargé de vous joindre coûte que coûte. Voici huit jours que je suis votre piste de Houssnok à BrunschwickFalls, puis le long de l'Androscoggi.

Il tira un papier de sa vareuse.

– Je dois vous remettre ceci de la part de M. le comte.

Elle attrapa le message avec avidité, heureuse de tenir quelque chose de lui entre ses mains, se retint d'y poser ses lèvres avant de faire sauter le cachet de cire. Elle espérait que Joffrey lui donnait rendez-vous en un point de la côte, lui annonçait son arrivée contre toute vraisemblance. Mais il n'y avait que quelques lignes assez sèches : « Si ce message vous touche à Brunschwick-Falls, revenez avec Yann au poste de Peter Boggen. Si vous êtes déjà de retour à Houssnok, attendez-moi patiemment. Veillez, je vous prie, à ne pas vous montrer trop téméraire et impulsive. »

Le ton de la lettre – et comme une animosité contenue qui se glissait entre les lignes – laissa Angélique déconcertée. Puis elle se sentit glacée.

Le brave Yann, devinant à son expression que la lettre du maître devait manquer d'aménité – il avait vu à Joffrey de Peyrac, lorsqu'il la lui avait remise, son plus mauvais visage – essayait avec la délicatesse des simples d'atténuer l'effet produit.

– M. le comte s'inquiétait pour vous, à cause de ces bruits de guerre qui couraient...

– Mais... dit-elle.

Une phrase de Yann l'avait frappée : « Lorsque M. le comte a appris votre départ pour le village anglais... » Or, n'était-ce pas lui qui l'y avait envoyée ?... Elle cherchait à se rappeler les circonstances de ce départ. Cela s'était passé quelques jours auparavant, et cela commençait à se perdre dans un chaos obscur.

– L'avait bien raison, M. le comte, commentait Yann. Ah ! j'ai trouvé une belle pagaille à l'ouest du Kennebec. Toute la fourmilière rouge grouille sous les arbres, le tomahawk et la torche en main.

« ... Rien que des cendres et des poutres noircies, et des cadavres et des corbeaux qui tourbillonnent... Heureusement, il y avait encore quelques sauvages qui pillaient à Newehewanik. Ils m'ont indiqué que vous étiez partie avec Piksarett vers le sud, et non vers le nord, comme les autres captifs... Ensuite, je craignais de me faire attraper comme Anglais, surtout que je suis comme eux un peu rouquin. Je devais me cacher sans cesse...