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Dans un silence total, où le cri des mouettes soudain jeté perçait le cœur d'une fugitive angoisse, le pirate marchait vers le promontoire.

Afin d'éloigner les autres de Yann, Angélique, courageusement, s'avança. Yann galopait comme un lièvre de garenne, il bondissait par-dessus les buissons, sautait pardessus les trous et les failles, se glissait entre les troncs de la pinède, escaladait les roches, s'élevait peu à peu ; se guidant à la lumière de la baie, entre les arbres, contournait la côte et se trouvait enfin de l'autre côté du fjord.

Il s'arrêta alors, sûr de n'être pas suivi. Hors d'haleine, il reprit son souffle, puis s'approcha du bord de la falaise afin d'examiner les alentours.

De l'emplacement où il se trouvait, il découvrait largement la baie, le navire à l'ancre, la plage noire de monde.

Il chercha des yeux Mme de Peyrac.

Ne l'apercevant pas, il se pencha plus encore, s'accrochant à une racine d'arbre rabougri poussé à l'extrême rebord de la falaise.

Et alors il vit... il vit...

La bouche lui en tomba, ses yeux s'écarquillèrent, et Yann le marin, qui en avait pourtant pas mal vu dans sa chienne de vie, sentit le monde s'écrouler tout au fond de lui comme sous un cataclysme.

Barbe d'Or était là-bas sur la plage et il y avait une femme dans ses bras. Une femme qui levait vers lui un visage transfiguré.

Et c'était elle. Elle, l'épouse du comte de Peyrac !

Et parmi le cercle des hommes immobiles et presque aussi stupéfaits que Yann là-bas sur sa falaise, Barbe d'Or et Angélique se regardaient, et s'étreignaient, et s'embrassaient éperdument devant toute la foule comme des amants qui se retrouvent... Comme des amants qui se retrouvent !

Chapitre 11

– Colin ! dit-elle.

La pénombre de la chambre sur le navire où il l'avait conduite était fraîche et, par les fenêtres ouvertes du château arrière, on voyait scintiller la baie et se balancer le reflet d'une île. Le vaisseau restait à l'ancre.

Silencieux, engourdi dans la chaleur du jour, il remuait doucement, rêveusement. On n'entendait d'autre bruit que celui des vaguelettes contre sa coque. Le Cœur de Marie semblait soudain déserté de ses habitants, pour ne conserver en son sein que ces deux seuls êtres que le Destin venait de remettre brutalement face à face.

– Colin ! Colin ! répéta-t-elle encore d'une voix rêveuse.

Les lèvres un peu entrouvertes, Angélique le regardait. Mal remise encore de l'émotion violente, du choc fait de surprise, d'effroi et d'un bonheur intense qu'elle avait éprouvé lorsque, dans l'homme géant qui montait la grève, elle avait soudain cru reconnaître, deviner... mais ouï, ces larges épaules, ce regard bleu, et lorsqu'il l'apercevait, cette expression indescriptible, ce tressaillement qui le figeait. Elle avait couru vers lui. Colin ! Colin ! Oh ! mon cher ami du désert !

Dans l'espace étroit de la cabine, la haute stature de celui qu'on appelait aujourd'hui Barbe d'Or remplissait tout.

Il se tenait debout devant elle, muet.

Il faisait très chaud. Alors, il avait ôté son baudrier et l'avait posé sur la table, puis sa redingote. Au baudrier, se trouvaient accrochés trois pistolets et une hachette. Elle se souvenait de la douleur qu'elle avait ressentie lorsqu'il l'avait serrée à la broyer sur tout cet arsenal. Mais en même temps il s'inclinait et avait posé ses lèvres sur les siennes et ç'avait été une impression spontanée, violente et délicieuse.

Maintenant que s'estompait l'émotion foudroyante de cet instant, elle voyait mieux le pirate qu'il était devenu et regrettait l'élan impulsif qui l'avait jetée dans ses bras. Le col blanc de sa chemise ouverte sur sa poitrine massive et le linge des manches roulées sur ses bras forts mettaient des taches de lumière crue dans cette ombre oppressante...

La dernière fois qu'elle l'avait vu, c'était à Ceuta13, la cité espagnole en terre sarrasine. Quatre, non cinq années s'étaient écoulées depuis. Aujourd'hui, ils étaient en Amérique. Angélique reprenait pied, réalisait les faits. Ce matin, dans une aube inquiétante, elle attendait Barbe d'Or, un pirate redoutable, un ennemi... Elle avait vu arriver Colin, son compagnon, son ami... son amant de jadis. Une surprise suffocante et terrible !

Une réalité cependant. Un peu folle, mais vraisemblable. Tous les aventuriers du monde, tous les marins du monde ne sont-ils pas faits pour se retrouver en tous les points du globe où la mer pousse les navires ?

Un hasard auquel elle n'avait jamais songé la remettait en face de celui avec lequel elle s'était évadée de Miquenez, avec lequel elle s'était échappée de Barbarie... Mais c'était sur l'autre face de la terre, après avoir vécu tous deux des existences inconnues. Cette haute présence silencieuse, semblable mais aussi différente de celle dont elle avait gardé le souvenir, lui rendait plus précise et dense la réalité des années écoulées, comme si elles s'étaient mises à emplir l'étroit espace de la cabine d'une eau lourde, un peu fangeuse, qui les séparait. Et maintenant, ils s'éloignaient l'un de l'autre, franchissaient l'espace du temps. Le temps reprenait sa forme, redevenait un élément palpable. Angélique posa son menton sur ses mains et s'efforça de sourire pour dissiper le trouble qui lui mettait le feu aux joues et rendait trop brillants ses yeux.

– C'est donc toi, fit-elle...

Elle se reprit vivement :

– C'est donc vous, mon cher ami Colin, que je retrouve aujourd'hui en la personne de ce corsaire Barbe d'Or dont j'ai tant entendu parler ?... Dire que je m'y attendais serait mentir !... J'étais à cent lieues de me douter...

Elle s'interrompit parce qu'il avait bougé.

Il attirait un escabeau et s'asseyait en face d'elle, de l'autre côté de la table, les bras croisés, penché en avant, la tête un peu dans les épaules, et l'observait de ses yeux clairs, bleus et songeurs qui ne cillaient point.

Et sous cet examen elle ne savait que dire, consciente qu'il recherchait, reconnaissait chacun de ses traits, comme elle-même dans cette face tannée que mangeait la barbe blonde, dans ce front vaste rayé de trois rides claires qui le traversaient comme des cicatrices sous la retombée de ses cheveux emmêlés de Normand, retrouvait, à peine altérée, une face amicalement familière, rassurante... aimée... Et c'était sans doute une illusion. Car, au cours des années passées, ne s'était-il pas chargé de crimes ?

Mais elle ne pouvait s'empêcher de le voir tel qu'il se penchait sur elle quand la peur la faisait trembler. Et sous son regard incisif elle savait qu'elle lui offrait le visage de celle qu'elle était devenue et que la lumière tombant des fenêtres ouvertes moirait de reflets nacrés ses cheveux. Les traits d'une femme qui ne cherchait pas à les dissimuler, tout de fierté et de libre connaissance, avec ce sceau impérial que la maturité leur apposait. Avec plus de pureté dans les lignes, d'harmonie dans l'ossature, l'arête du nez, les sourcils, la courbe de la bouche, plus de douceur, d'ombre et de mystère dans le regard d'eau marine, et cette perfection dans l'achèvement de l'être entier qui émanait d'elle et qui avait envoûté Pont-Briand jusqu'à la folie.

Chapitre 12

Il ouvrit la bouche et dit :

– C'est stupéfiant ! Vous êtes encore plus belle que je n'en avais gardé le souvenir.

« Et pourtant, continuait-il, ce souvenir, Dieu sait qu'il a hanté ma vie !

Angélique secoua la tête, niant l'aveu.

– Il n'y a pas grand miracle à être plus belle aujourd'hui que la pauvre épave que j'étais alors... Et mes cheveux ont blanchi, regardez.

Il hocha la tête.

– Je me souviens... Ils ont commencé à blanchir sur les routes du désert... Trop de douleurs... Trop de souffrances endurées... Pauvre petite ! Pauvre enfant courageuse...