Elle reconnaissait sa voix au léger accent paysan et dans le timbre bas cette nuance de câlinerie paternelle qui la troublait tant naguère. Elle voulait à toutes forces écarter le trouble et ne parvenait plus à trouver les mots qu'il fallait.
Et le geste qu'elle eut alors d'effleurer son front de sa main avec une grâce un peu souffrante pour écarter sa chevelure lumineuse le fit soupirer profondément. Angélique aurait voulu donner à l'incident plus de légèreté, parler, plaisanter. Il lui semblait que le regard de Colin Paturel pénétrait en elle et la captait toute, la paralysait. Il avait toujours été grave et ne riait pas volontiers. Il semblait aujourd'hui encore plus grave, avec une pesante impassibilité qui dissimulait peut-être tristesse et ruse.
– Ainsi donc, vous savez que je suis l'épouse du comte de Peyrac ? reprit-elle pour combler le silence.
– Certes, je le sais... C'est pour cela que je suis ici. Pour vous capturer, car j'ai un compte à régler avec le seigneur de Gouldsboro.
Un sourire effleura ses traits, donnant tout à coup à sa rude physionomie une franche douceur.
– Mais dire que je m'attendais à vous retrouver sous son nom serait mentir, fit-il en l'imitant. Et vous êtes là, vous, le rêve de mes jours et de mes nuits depuis tant d'années.
Angélique perdait pied. Elle s'apercevait que ces derniers jours, passés à l'extrême pointe d'une presqu'île battue par les vents dans une attente stérile, avaient épuisé sa résistance et elle se trouvait livrée sans défense à une épreuve... Une épreuve... insurmontable !
– Mais vous êtes Barbe d'Or, s'exclama-t-elle comme se défendant d'elle-même. Vous n'êtes plus Colin Paturel... Vous êtes devenu un criminel.
– Non, mais non, en voilà une idée ! fit-il, surpris.
Il restait paisible.
– Je suis corsaire au nom du roi, et j'ai de bonnes lettres de courses contresignées.
– Est-ce vrai que vous avez fait tirer sur les moines à la prise de Portobello ?
– Oh ! Cela, c'est une autre histoire ! Ils avaient été envoyés au-devant de nous par le gouverneur. Ils pensaient justement nous amener à composition par leurs patenôtres, mais la traîtrise est toujours la traîtrise, qu'elle se déguise ou non en robe de bure. Nous étions venus pour vaincre l'Espagnol. Nous l'avons vaincu. Les Espagnols ne sont pas d'une espèce comme la nôtre, gens du Nord. Ils ne seront jamais comme nous. Ils ont trop de sang maure dans les veines... Oh ! et puis ce n'est pas tout... Leur cruauté au nom du Christ, j'exècre cela. Le jour où nous avons fait marcher les moines, il y avait dix bûchers qui brûlaient sur les collines, que ces pieux religieux avaient donné l'ordre d'allumer : des autodafés en sacrifice pour la victoire, avec des centaines d'Indiens dessus, qui avaient refusé de travailler à l'or ou de se convertir...
« Plus cruels que les Maures et plus rapaces que des chrétiens, voilà ce que sont les Espagnols. Un effrayant mélange d'âpreté au gain et de fanatisme... Non, je n'ai pas de remords d'avoir fait marcher les moines en bouclier à Portobello. C'est vrai, il faut que je vous le confesse, ma jolie, je ne suis plus un bon chrétien comme jadis... Lorsque j'eus quitté Ceuta sur Le Bonnaventure, j'ai d'abord été aux Indes orientales.
« J'ai eu l'occasion de sauver la fille du grand Mogol que des pirates avaient capturée, et cela m'a beaucoup enrichi, par la reconnaissance que m'a témoignée ce grand prince d'Asie. Alors, par les îles du Pacifique, je me suis rendu au Pérou, puis en Nouvelle-Grenade, enfin dans les Antilles, et, après avoir guerroyé avec le grand capitaine anglais Morgan contre les Espagnols – j'étais avec lui à Panama – je l'ai suivi à l'île de la Jamaïque, dont il est gouverneur. Avec ce que m'avait donné le grand Mogol et le butin gagné j'ai armé un navire pour des expéditions de courses. C'était l'an dernier. Oui, je le reconnais, après le Maroc j'ai cessé d'être un bon chrétien. Je ne pouvais plus prier que la Sainte Vierge parce que c'était une femme et qu'elle me faisait rêver à vous. Je sais que cela aussi n'est pas bien, mais je sentais que le cœur de la Vierge est indulgent aux pauvres hommes, qu'elle comprend tout et particulièrement ces choses-là. C'est pourquoi, dès que j'ai été le maître d'un navire, je l'ai nommé Le Cœur de Marie.
Il ôta posément ses gants de cuir et tendit vers elle, sur la table, ses deux mains nues, paumes ouvertes.
« Voyez, dit-il, les reconnaissez-vous, les marques des clous ? Elles sont toujours là...
De son visage qu'elle fixait, elle abaissa son regard, reconnut les marques violacées de la crucifixion. Un jour, à Meknès, le sultan Moulay Ismaël l'avait fait clouer au bois de la Porte Neuve, à l'entrée de la ville. S'il n'en était pas mort, c'est que rien ne pouvait abattre Colin Paturel, le roi des Esclaves.
– Il fut un temps où, parmi les gens de mer, on commençait à m'appeler le Crucifié, reprit-il. J'ai dit que je tuerais quiconque me nommerait ainsi, et je me suis fait faire des gants. Car je savais que d'un tel surnom béni j'étais indigne. Mais je ne suis pas non plus un criminel. Seulement un homme de mer qui, à force de combats... et de rapines, a pu devenir son seul maître... Gagner la liberté, quoi. Nous seuls pouvons comprendre que c'est plus que la vie.
Il avait parlé longtemps.
Et le cœur d'Angélique commençait à se calmer et elle lui était reconnaissante de lui permettre de se ressaisir. La chaleur extérieure lui semblait moins pénible.
– Son seul maître, répéta-t-il. Après douze années d'esclavage, et tant d'autres de servitude sous les ordres de capitaines qui ne valaient pas la corde pour les pendre, voilà qui peut réjouir le cœur d'un homme.
Ses mains s'approchèrent des mains d'Angélique, les enveloppant mais sans les saisir.
– Te souviens-tu, dit-il, te souviens-tu de Miquenez ?
Elle fit non de la tête et retira ses deux mains, les gardant contre elle dans un geste de refus.
– Non, je ne me souviens presque plus, je ne veux pas me souvenir. Tout est différent maintenant. Nous voici sur une autre terre, Colin, et je suis l'épouse du comte de Peyrac...
– Oui, oui, je sais, fit-il avec le même petit sourire, vous me l'avez déjà dit. Mais elle voyait bien que, pour lui, cette affirmation ne signifiait rien, qu'elle serait toujours à ses yeux l'esclave solitaire et pourchassée qu'il avait prise naguère sous sa protection, la compagne d'évasion, l'enfant chérie du désert qu'il avait portée sur son échine, et celle qu'il avait prise à même le sol pierreux du Rif pour goûter en elle les plus étonnantes délices de l'amour.
Et brusquement elle se souvint qu'elle avait porté un enfant de Colin en son sein, et quelque chose la traversa, poignant comme la douleur qui l'avait transpercée lorsque ce fruit s'était détaché d'elle.
Ses paupières s'abaissèrent et sa tête malgré elle se renversa à demi, tandis qu'elle revoyait la course folle du carrosse qui l'emmenait, prisonnière du roi, sur les routes de France, puis l'accident, le choc atroce, la douleur, puis le sang qui s'était mis à couler... Elle était alors abandonnée de tous ; dans une brusque réminiscence, elle se demanda, hagarde, comment elle avait pu s'échapper de cette tenaille écrasante de l'ostracisme du roi de France et recommencer une seconde existence. Cela paraissait insensé. L'homme qui l'observait vit passer, comme en transparence sur ce visage bouleversant de femme, le reflet de douleurs et de détresses jamais révélées... jamais avouées. De ces douleurs secrètes des femmes qu'elles gardent pour elles, car les hommes ne peuvent pas comprendre...
Dans la lumière du soleil qui rosissait, le visage doré d'Angélique avec l'ombre allongée de ses cils sur ses joues, d'une beauté supra-terrestre, lui rendait le souvenir merveilleux dont ces jours et ces nuits avaient été hantés, celui de la femme endormie contre lui, ou expirant de volupté entre ses bras.