Se dressant à demi, d'un seul élan, il se pencha vers elle.
– Qu'y a-t-il, mon agneau ? Es-tu malade ?
La voix sourde, altérée de Colin, si semblable au passé, la traversait de nouveau de part en part, mais, cette fois, c'était un mouvement plus doux, comme aurait pu être celui d'un enfant se retournant en elle, et elle reconnaissait le trouble, la douce onde du désir charnel que la présence de cet homme lui inspirait malgré elle.
– Je suis si fatiguée, murmura-t-elle. Tous ces jours à attendre sur la côte, à soigner cette crapule... comment s'appelle-t-il donc déjà ?
Et, nerveusement, elle passait les paumes de ses mains sur son front, ses joues, en évitant de le regarder.
Il se leva tout à fait, contourna la table, se tint debout devant elle. Il lui paraissait énorme, sous ce plafond bas. La carrure d'Hercule, tout en os et muscles du plus robuste esclave de Moulay Ismaël, s'était étoffée de chair au cours de ses années de navigation, et cela conférait à ce géant, que nul n'avait pu abattre ou courber, une impressionnante stature, des épaules carrées, un cou rond et fort, un front de taureau et une poitrine large comme un bouclier.
– Repose-toi, dit-il doucement, je vais te faire apporter des rafraîchissements. Il faut te reposer. Tout ira mieux ensuite. Nous causerons.
Il gardait ce ton calme et assuré qui apaisait, dénouait l'angoisse. Mais elle sentit qu'il avait pris à son endroit une résolution implacable et elle lui jeta un regard presque suppliant. Il frémit et ses mâchoires se crispèrent.
Elle espérait qu'il partirait. Mais voici qu'il s'agenouillait. Sur sa cheville, elle connut l'emprise d'une main trop chaude, à laquelle rien ne pouvait lui permettre d'échapper. Des doigts repoussaient le bord de sa robe vers le genou nu.
Il découvrait la jambe d'une tendre blancheur nacrée, sur laquelle se tordait le sillon bleuâtre de la cicatrice ancienne.
– Elle est là, s'écria-t-il avec un transport contenu, elle est toujours là, elle aussi, la marque du serpent.
Penché, brusquement il posa avec ferveur ses lèvres sur la chair meurtrie. Presque aussitôt il la lâchait et, lui jetant un regard dévorant, il s'éloignait enfin. Elle restait seule, mais la brûlure du baiser sur l'ancienne blessure faite jadis par le couteau de Colin pour la sauver de la morsure du serpent demeurait. Et sur sa cheville persistait, comme un bracelet de fer, l'étreinte de ses doigts. Elle les vit inscrits en traces rose-rouge qui s'effaçaient lentement. Il avait toujours été ainsi ; cet homme, ce doux, ce pacifiste, ce généreux ne connaissait pas sa force ! Il meurtrissait souvent, sans le vouloir, sous l'empire de l'émotion, et en amour il l'avait parfois effrayée et fait gémir, tant elle se sentait entre ses bras une chose faible et fragile qu'il eût pu briser par mégarde. Devant les manifestations de sa violence inconsciente, il suppliait :
« Pardonne-moi... je suis une brute, n'est-ce pas ? Dis-le-moi, mais dis-le donc ! »... et elle riait :
« Mais non, n'as-tu pas senti que tu me rendais heureuse... »
Un tremblement violent secoua Angélique et elle se mit à marcher de long en large à travers l'étroite cabine, sans parvenir à dominer son malaise. La chaleur était odieuse et la lumière du soir devenait orangée, sulfureuse.
Sa robe collait à ses omoplates et elle éprouvait jusqu'à l'impatience le besoin de changer de linge, de laisser couler sur elle une eau fraîche.
Surprise le matin par les pirates, au réveil, ils l'avaient capturée pieds nus. C'était pieds nus qu'elle était descendue vers la plage où l'attendait Barbe d'Or – Oh ! Quelle force avait eue son étreinte ! – et c'est encore pieds nus qu'elle marchait en ce moment sur le plancher de bois. Elle alla à la fenêtre, secoua sa chevelure pour goûter un peu de brise marine. Mais l'air demeurait morne et lourd. Il apportait un relent de brai fondu. Les matelots continuaient de radouber, de colmater... Avec une sensation d'accablement, elle pensa au hasard qui avait ramené vers elle un amant du passé dont elle ignorait qu'il eût laissé en son cœur un si vif souvenir. Et comme dans un sursaut, de nouveau en elle se répandait l'onde doucereuse à l'évocation de sa voix basse : « Qu'y a-t-il, mon agneau ? Es-tu malade ?... »
Des mots simples, mais qui l'avaient toujours atteinte au plus profond d'elle-même. Comme sa possession primitive, mais entière, si puissante qu'elle la subissait plutôt qu'elle ne pouvait la partager.
Lui revenaient, comme une vague retombant sur elle et lui faisant perdre le souffle, l'élan, l'ardeur du géant normand, le libérant de sa retenue, lorsque son regard à elle disait : Oui. Lui revenaient, dans tout son corps, des sensations oubliées, les insolites voluptés de ces étreintes du désert.
Il était toujours terriblement impatient de la posséder. Il la voulait tout de suite. Il la couchait sur le sable et entrait en elle aussitôt. Sans un mot d'amour, sans une caresse. Et pourtant jamais elle n'avait été blessée de son comportement. Chaque fois, elle avait ressenti dans la poussée de ses reins puissants, dans cet envahissement inexorable, l'élan d'une force prodigieuse, mais sereine, généreuse, un don immense, quasi mystique, de tout l'être engagé. Insoucieux d'elle peut-être, mais non de l'acte.
Un célébrant perdu d'amour, célébrant l'offrande, l'union, le bonheur des hommes sur la terre. Était-ce sacrilège de penser que Colin Paturel faisait l'amour comme il faisait toutes choses, avec foi, piété, force et violence ?...
Étreintes dont il lui semblait parfois qu'elle allait mourir, trop faible dans son corps épuisé par les privations pour en supporter les transports et pour y répondre, et qui cependant lui avaient enseigné les jouissances pathétiques de la soumission, la saveur de n'être rien, plus rien que cette coupe offerte où il s'abreuvait, que cet instrument de chair suscitant sa joie, que ce corps, enfin, ce corps femelle, abandonné, oublié sous lui, mais d'où il tirait de si complètes extases.
Abnégation, abdication dont surgissait soudain la récompense, en un éclair imprévisible, à cet instant où chavirait en elle la conscience, lorsque l'assaut viril parvenait à ses fins et l'arrachait au néant, la ramenait à la vie avec un cri d'éveil, un cri de renaissance, de renouveau jailli de tout son être que tordait le spasme essentiel.
De cette irrépressible convulsion elle gardait la souvenance d'une onde éblouissante se répandant comme un torrent à travers sa chair à demi morte et pourtant capable encore du plaisir qui engendre la vie.
Comme le bourgeon soudain éclate à la lumière du printemps. À cet élan de ses entrailles elle reconnaissait la force de la vie.
« Ah ! je suis vivante, je suis vivante », se répétait-elle alors. Par son rut aveugle, il semblait qu'il l'eût arrachée au sommeil de la mort où elle sombrait, et son sang circulait plus vif, et du précieux miracle elle s'émerveillait, les yeux grands ouverts sur la face de Colin, toute proche, aux prunelles bleues et limpides comme de l'eau fraîche, à la bouche d'ombre entre les poils de la barbe dorée et dont le souffle haletant l'effleurait doucement.
Oui, Colin ne lui avait pas simplement sauvé la vie : il lui avait redonné la vie et la joie de vivre et non de survivre seulement. C'était essentiellement grâce à lui qu'elle avait eu le courage et la force de retrouver son mari et ses enfants.
Ah ! Pourquoi fallait-il aujourd'hui que le mouvement de la mer et le bruit des courants, tandis que la marée haute s'engouffrait dans les pertuis, ramenassent avec tant de force les visions du passé ? Dans les bois de Wapassou, elle eût oublié Colin.
« Il faut que je sorte de là », se dit-elle, en proie à la panique. Elle courut jusqu'à la porte et essaya de l'ouvrir. Mais la porte était verrouillée. Elle aperçut alors, déposé au sol, son sac de voyage, et sur la table il y avait un plateau de victuailles, du saumon grillé avec des grains de maïs bouillis, une salade et dans une coupe de verre des tranches de cédrat et d'ananas confits. Le vin du flacon semblait bon. L'eau dans la cruche était fraîche.