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Elle devina que l'homme se redressait tel un animal prêt à bondir.

– Angélique ! Angélique ! cria la voix de Colin dans l'ombre.

Et dans ce cri il n'y avait pas seulement toute la ferveur d'un désir frustré, mais aussi un désespoir déchirant.

– Angélique !

Il s'avança titubant, les bras tendus, se heurta contre la table.

– Tais-toi ! fit Angélique à voix basse, les dents serrées, et laisse-moi. Je ne peux pas me donner à toi, Colin, je suis l'épouse du comte de Peyrac.

– Peyrac ! souffla la voix rauque (et elle avait l'impression qu'il allait expirer) Peyrac, ce hors-la-loi, ce gentilhomme d'aventure, qui joue au prince, au roi, sur la côte d'Acadie...

– Je suis sa femme !

– Tu l'as épousé comme toutes les garces qui bourlinguent à travers les Antilles épousent... Pour son or, pour sa flotte, pour les bijoux dont il t'a parée, parce qu'il t'a donné à manger... Hein ? Sur quel rocher l'as-tu trouvé ?... Tu bourlinguais à la recherche d'un riche corsaire ?... Hein ? Et il t'a offert des émeraudes et des perles... Hein ? dis-moi ?...

– Je n'ai pas d'explications à te donner. Je suis sa femme, je l'ai épousé devant Dieu.

– Fredaines !... Ça s'oublie !...

– Ne blasphème pas, Colin !

– Moi aussi, je peux t'offrir des émeraudes et des perles... Je peux être aussi riche que lui... Tu l'aimes ?

– Cela ne te regarde pas si je l'aime ! cria-t-elle avec désespérance. Je suis SA FEMME et je ne peux pas passer ma vie à trahir des serments sacrés.

Il broncha. Elle ajouta, très vite :

– Nous ne pouvons pas faire cela, Colin... C'est impossible ! C'est fini... Tu détruirais ma vie...

Il interrogea d'une voix sourde :

– Est-ce vrai que tu me haïrais ?...

– Oui, c'est vrai ! Je te haïrais. Je haïrais même ton souvenir, même le passé... Tu serais devenu pour moi l'instrument de mon propre malheur, mon pire ennemi... l'instrument de ma pire forfaiture... Je me haïrais moi-même. Ah ! Je préférerais que tu me tues tout de suite... Tue-moi ! Tue-moi plutôt...

La respiration de Colin faisait un bruit de forge. Comme s'il souffrait à mort.

– Laisse-moi ! Laisse-moi, Colin !...

Elle parlait à voix basse, mais la violence contenue de ses paroles donnait à chacun des mots la force de coups de poignard tranchants, aigus.

– Je ne peux pas te laisser, souffla-t-il, tu m'appartiens. Tu m'appartiens dans tous mes rêves... Et maintenant que tu es là devant moi, je ne renoncerai pas... Sinon, que signifierait que je t'aie retrouvée... que signifierait ce hasard qui t'a remise sur ma route... J'ai trop manqué de toi, des nuits et des jours,... j'ai trop pâti de ton souvenir pour renoncer... Il faut que je te prenne.

– Alors, tue-moi ! Tue-moi tout de suite.

Le bruit de leurs deux respirations hachées emplissait l'ombre épaisse. Et Angélique défaillait, cramponnée à la table, dans le balancement du navire qui lui paraissait vertigineux car non mesurable, un vertige d'aveugles où l'effroi de sa propre faiblesse s'ajoutait à celui de ce qui adviendrait si jamais cette « chose » inéluctable et qu'elle sentait revenir avait lieu... Et il était vrai qu'en cet instant elle préférait la mort.

Quand elle entendit Colin bouger et qu'elle eut la sensation qu'il se rapprochait d'elle, un cri silencieux lui jaillit des entrailles, un cri comme elle n'en avait jamais poussé au-dedans d'elle-même et dont elle ne sut pas qu'il était un appel au secours vers quelque chose de plus fort que sa faiblesse, de plus lucide, de plus clément...

Alors, peu à peu, elle discerna l'immobilité des choses autour d'elle, une paix retombée, un vide. Elle sut qu'elle était de nouveau seule.

Colin l'avait laissée. Colin était parti.

Chapitre 14

Ce fut un moment très dur pour elle, un moment de confusion, de désespoir, où tout ce qu'il y a d'éternellement enfantin en une femme reprenait le dessus avec des illogismes, des regrets, des défis à la réalité, où tout son corps tourmenté et son esprit égaré se débattaient dans un insupportable dilemme. Il lui semblait qu'elle avait mal à crier et jusqu'au bout des ongles. Enfin, ses nerfs se calmèrent et à tâtons elle chercha vainement à retrouver la chandelle. Celle-ci avait dû rouler en quelque coin. Mais une clarté laiteuse renaissante annonça la lune filtrant entre deux nuages, et Angélique, vacillante et comme ivre, vint s'appuyer au balustre de bois doré du petit balcon devant la porte-fenêtre ouverte.

Elle s'accouda, respira à plusieurs reprises profondément. La lune se dévoilait, épandant sa clarté purifiante.

Moiré de nuages, le ciel se développa au-dessus d'elle comme une conque nacrée tout emplie de la rumeur continue du ressac et de celle, nostalgique et un peu lugubre, de l'aboi des loups-marins sur les plages. Les yeux d'Angélique erraient autour d'elle sans se fixer, mais, le trouble de ses sens s'apaisant, la sensation d'un danger épouvantable qu'elle venait d'encourir et auquel elle n'avait échappé que de justesse s'imposa à elle et ses jambes fléchirent.

« J'ai failli faire « cela », se dit-elle. Et une sueur glacée l'inonda. Plus les secondes passaient et plus la peur élémentaire venait briser, réduire en miettes le mirage éblouissant et doucereux de la tentation.

– Si j'avais fait « cela » !...

À l'instant même, s'avouait-elle, elle serait comme une morte... comme... elle ne trouvait pas de mots pour définir l'impression ravagée, de destruction totale qu'elle aurait éprouvée. Désormais, elle saurait que le désir pouvait prendre rang parmi les cataclysmes terrestres les plus terribles au même titre que les raz de marée, les cyclones, les tremblements de terre, un acte au-dessus de toutes les raisons, roulant irrésistiblement la faiblesse humaine dans son aveugle force matérielle.

Comment avait-elle eu la force de se dérober ? Atterrée, elle se mordait les doigts, regardant devant elle un gouffre ouvert.

« Comment ai-je pu ?... »

Elle touchait ses lèvres.

« Et ce baiser... Je n'aurais pas dû... Je n'aurais pas dû échanger un tel baiser avec Colin... »

Sa langue contre la langue de Colin.

Elle mit son visage entre ses mains.

« Impardonnable ! Impardonnable !...

Joffrey !

Elle avait une peur superstitieuse de l'évoquer. Il lui semblait qu'il était là derrière elle, fixant sur elle ses yeux ardents.

« C'est Joffrey qui m'a donné le goût des baisers, qui me l'a rendu. C'est lui qui m'a appris à embrasser ainsi. Et j'aime... j'aime tant, avec lui, ces baisers qui n'ont pas de fin, je passerais ma vie contre son cœur, mes bras autour de son cou, ma bouche sous la sienne... Il le sait. Comment ai-je pu être si près de le trahir !... C'est d'être séparée de lui qui me rend faible... »

Jamais une femme n'est plus vulnérable que lorsqu'elle a besoin d'être consolée d'une absence. Les hommes, les époux devraient savoir cela.

Découvrant que son désarroi avait pris sa source dans l'insupportable « vide » qu'elle éprouvait à se retrouver seule, loin de lui, Angélique commença peu à peu de s'absoudre.

« Il ne devrait jamais me laisser seule... Et puis, est-ce si grave ? Et même si nous l'avions fait ? Une étreinte ?... Est-ce que vraiment cela m'aurait séparée de lui ? C'est si peu de chose... C'est comme de boire quand on a soif. Il n'y a pas de péché à boire... Si c'est comme cela qu'on nous trompe, nous autres femmes, il n'y a pas de quoi faire de si grands drames... Une poussée de désir, une fringale... Si peu de chose en vérité. Désormais, je me montrerai plus indulgente pour les fredaines masculines... Est-ce que si Joffrey un jour... avec une autre femme ?... Ah ! non, je ne supporterais jamais cela... J'en mourrais... Ah ! je sais maintenant que c'est très grave ! Pardonne-moi... Pourquoi donc un acte aussi accidentel entraîne-t-il, depuis que le monde est monde, tant de tragédies ?... L'esprit est prompt, mais la chair est faible ! Ouida... Mais comme c'est vrai ! Pourquoi avec Colin, un presque étranger, pourquoi une tentation aussi irrésistible... L'amour, une affaire de peau... Joffrey me dit cela, avec son cynisme habituel, lorsqu'il veut me taquiner... L'amour, c'est une affaire de peau, des ondes qui s'attirent... Non, pas que cela ! Mais une des conditions fondamentales peut-être ?... Avec certains hommes autrefois, ce n'était pas désagréable, certes, mais je savais qu'il y avait quelque chose qui manquait... Ce quelque chose que j'ai ressenti tout de suite avec Joffrey, même quand il me faisait peur... Et avec Colin ?... Il y a toujours eu quelque chose de plus avec lui que je ne m'expliquais pas... Avec Desgrez aussi, il me semble... Et... maintenant que j'y songe, c'est drôle, ce gros capitaine du Châtelet, est-ce que j'aurais pu « payer » pour sauver Cantor si... Il ne m'a pas laissé un si mauvais souvenir... Mais avec le roi ? Eh bien, là, je comprends mieux... « CELA » manquait... Cela manquait, cette si étrange, si bizarre reconnaissance à fleur de peau, entre certains êtres, sans que rien ne puisse l'expliquer. Il y a cela entre Colin et moi... voilà le danger... Je ne dois jamais rester seule avec lui. »