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Rêveuse, dans le mouvement dodelinant du navire, elle laissait sa pensée se perdre à travers le clair de lune, y voyant défiler, pour une sélection très particulière, les silhouettes anciennes des hommes qu'elle avait connus, tous si divers et parmi lesquels passèrent tout à coup, sans qu'elle sût pourquoi, le franc visage du comte de Loménie-Chambord et même lointaine, hiératique mais si clémente, la noble figure de l'abbé de Nieul14.

Chapitre 15

Il y avait un homme caché, agrippé sous les balustres.

Depuis quelques instants, pour l'observer, Angélique avait interrompu ses divagations sur les inconséquences et l'illogisme de l'être humain en amour, et ses réminiscences comparatives. Attirée par un léger bruit, elle s'était penchée et avait distingué l'ombre portée d'un homme hirsute et dont les vêtements étaient en lambeaux. Il se cramponnait à ce qu'on appelait les « galeries » qui étaient des ornementations en surplomb, encadrant les deux étages du château arrière.

– Hep ! L'homme, souffla-t-elle, que faites-vous là ?

Se voyant découvert, il glissa de côté et elle aperçut un peu plus bas, accroché cette fois aux moulures qui cernaient la « tutèle », c'est-à-dire le grand panneau sur lequel était peinte une allégorie du Cœur de Marie entourée d'anges.

Le mystérieux acrobate lui jeta un regard menaçant, mais qui suppliait aussi. Il portait des meurtrissures aux poignets.

Angélique comprit. Sur le bateau de Barbe d'Or, il y avait des prisonniers et celui-là devait être un prisonnier qui s'évadait.

Elle lui fit un petit signe d'entente et se retira en arrière. Comprenant qu'elle ne donnerait pas l'alarme, l'autre reprit courage. Elle sentit son élan et perçut le bruit du plongeon.

Lorsqu'elle regarda de nouveau, tout était calme. Elle le cherchait au pied du vaisseau, mais il émergeait déjà là-bas dans le reflet sombre d'un îlot puis se mettait à nager. Une nostalgie affreuse s'empara d'Angélique. Elle aussi aurait voulu fuir, fuir, s'évader de ce navire où elle se sentait prise au piège de ses propres faiblesses. Demain, Colin surgirait encore devant elle.

« Il me faut quitter ce vaisseau à tout prix, se dit-elle, à tout prix... »

Chapitre 16

Au pied du Mont-Désert, il y a une source fraîche et ombreuse, une eau claire au goût d'argile. Ici, le sieur Pierre du Guast de Monts s'abreuva lorsqu'il y vint en 1604 et fonda le premier établissement européen en Amérique septentrionale. C'était un riche seigneur huguenot, que son ami Henri IV de France avait nommé vice-roi de la côte Atlantique du Nouveau Monde. Le géographe Samuel Champlain l'accompagnait, et aussi le poète Lescarbot, qui chanta « les douces eaux d'Acadie ».

Du premier établissement il ne reste rien qu'une croix pourrie, à demi tombée, plantée par le père Biard, jésuite, une chapelle vétusté, avec une cloche d'argent que fait tinter le vent, ou que secouent parfois, curieux et inquiets, les enfants sauvages de la tribu des Cadillac15.

Une vieille piste indienne s'achève là, venue du Nord, ayant franchi lacs et forêts depuis le lointain mont Katthedin, puis, de rocher en rocher, un bras de mer avant de s'éteindre en l'île du mont Désert.

En ce printemps, l'herbe verte et les pousses tendres des bouleaux y ramenaient les troupeaux de bisons, mugissant, sombres, ancestraux, gigantesques bovins aux fronts butés et aux garrots velus.

Leurs masses obscures, entr'aperçues entre les feuillages dorés, inspiraient la crainte, mais c'étaient en fait des animaux paisibles et bucoliques.

Les Indiens des forêts les chassaient peu, préférant le daim, le cerf, le chevreuil. La harde, qui ce matin-là paissait les hautes herbes au pied de la montagne, ne se troubla pas lorsqu'un groupe d'hommes passa dans le vent de leurs naseaux subtils. Joffrey de Peyrac, accompagné du Normand Roland d'Urville, du flibustier dunkerquois Gilles Vaneireick et du père Récollet Erasme Baure, après avoir laissé son chébec dans le havre abrité, sur la rive orientale de l'île, avait entrepris de gravir la montagne. C'était, à moins d'une lieue par mer de Gouldsboro, un sommet de mille cinq cents pieds, le point culminant de la région, que composaient, jumelés, deux énormes dômes de granité rosé. Sitôt franchie la zone des feuillus qui battait de son écume verte le pied du mont, en s'élevant toute végétation disparaissait hors les houppes sombres de quelques pins rabougris, et à ras de la roche pelée, couleur de chair, les plants de myrtilles vernissées, et des tapis de rhododendrons nains jetant sur les flancs arrondis et usés de somptueux tapis de pourpre et d'aurore.

Le vent rasant, chuchotant, devenait de plus en plus coupant et glacé à mesure que l'on montait.

Les trois hommes, suivis de leur escorte de matelots qui portaient des mousquets, marchaient d'un pas agile et rapide, sans suivre ni chemin ni sentier. Les grandes dalles de granité rosé ou violâtre les guidaient et les entraînaient vers le sommet, comme les marches en pente douce d'un escalier usé.

Dans chaque faille, chaque fissure, où le vent avait entraîné un peu de terre arable, mille fleurs courtes et précieuses, joubarbes, saxifrages, orpins, soutachaient de leur broderie délicate ces grands pans de pierre nue.

Indifférent à tant de joliesse mêlée de tant de sauvagerie, le comte de Peyrac avançait le front baissé, soucieux de parvenir au sommet avant qu'un brouillard capricieux, toujours imprévisible, ne vînt lui dérober l'horizon.

Examiner le panorama étendu qui se découvrirait de là-haut, dénombrer chaque île, scruter chaque repli des criques et du promontoire, tel était le but qu'il s'était fixé en entreprenant cette ascension.

Le temps était compté. Les jours se précipitaient dans le tohu-bohu de la saison vivante, le tumulte des choses et des êtres qui s'éveillent, et se ruent dans le courant de l'été, gloutonnement.

Les Indiens venaient aux rivages pour la traite, les navires des Blancs arrivaient pour la pêche, les hommes bûcheronnaient, plantaient, commerçaient et de grands tourbillons les brassaient tous dans la fièvre des trop courtes saisons.

Les événements se nouaient et se chevauchaient.

Une dizaine de jours plus tôt, après avoir quitté à Pentagoët, sur le Pénobscot, son jeune allié le baron de Castine, le comte de Peyrac avait marché vers l'est en direction de Gouldsboro. Il s'était attardé en chemin.