Выбрать главу

Puis, dans le silence revenu, l'oiseau hulula, si proche qu'Angélique tressaillit.

– Un hibou, dit Joffrey de Peyrac, l'oiseau des sorcières.

– Oh ! Mon chéri, je vous en prie, s'écria-t-elle, jetant ses bras autour de lui et cachant son visage dans son pourpoint de cuir, vous m'effrayez !...

Il rit un peu et caressa avec douceur et passion sa chevelure soyeuse. Il eût voulu parler, commenter les paroles qui avaient été échangées, définir le sens de la conversation qu'ils avaient eue avec le jésuite. Et soudain il se taisait, sachant qu'Angélique et lui-même avaient pressenti, deviné, compris les mêmes choses à chaque instant de ce dialogue. Ils savaient tous deux que cette visite ne représentait rien d'autre qu'une déclaration de guerre. Un moyen aussi, peut-être, de s'en procurer les prétextes.

Avec la science extraordinaire des membres de son ordre, ce jeune jésuite avait réussi à lui faire dire, à lui, Peyrac, beaucoup plus qu'il ne voulait. Il fallait leur rendre cette justice qu'ils savaient manier l'être humain. Ils possédaient aussi d'autres armes, d'une sorte particulière, dont le comte ne mésestimait pas entièrement la puissance. Insensiblement, l'humeur légère de Joffrey de Peyrac s'assombrit et d'une façon assez inexplicable, c'était pour elle, Angélique, sa femme, surtout qu'il craignait. Il la serra plus étroitement contre lui. Chaque jour, chaque soir, il éprouvait cette soif de la tenir contre lui, l'entourant de ses bras pour s'assurer qu'elle était bien là, et que rien ne pourrait l'atteindre dans ce refuge de ses bras.

Il aurait voulu parler, craignait qu'en parlant l'appréhension ne touchât son âme, préférait se taire.

Il dit seulement :

– La petite Honorine nous manque, n'est-ce pas ?...

Elle acquiesça d'un mouvement de sa tête penchée, plus proche dans la tendresse que lui inspirait sa remarque. Un peu plus tard, elle demanda :

– Est-elle en sûreté à Wapassou ?

– Oui, mon amour, elle est en sûreté, affirma-t-il.

Chapitre 2

Le père de Guérande cabana avec les Indiens et refusa de partager le repas des Blancs lorsqu'on lui fit porter l'invitation.

Il partit dès l'aube, sans prendre congé, ce qui, pour un homme de son éducation, était la forme souveraine du mépris.

Angélique fut la seule à l'apercevoir qui, de l'autre côté de l'eau, portait son paquetage sur la grève. Quelques Indiens, nonchalamment, tournaient autour des canots échoués. La brume matinale régnait jusqu'à hauteur des arbres, assez légère pour qu'on pût distinguer les silhouettes et leurs reflets. La rosée abondante commençait de scintiller sous une clarté translucide, un soleil invisible s'évertuait de triompher des brouillards de la nuit. Angélique avait peu dormi. La tente qui les abritait ne manquait pourtant pas de confort, et si le tapis de branches de sapins recouvert de peaux sur lesquelles elle s'étendait n'était pas des plus doux, elle avait connu des couches plus rudes. Mais la soirée lui avait laissé un sentiment de malaise.

Maintenant, goûtant la fraîcheur de cette prime aube, elle brossait ses longs cheveux devant un petit miroir appuyé contre une branche, en se disant qu'il lui faudrait trouver quelque introduction pour adoucir ce jésuite, détendre la fibre de ce cœur tendu comme un arc de guerre.

Elle l'aperçut donc, se livrant à ses préparatifs de départ. Et, après un instant d'hésitation, elle déposa sa brosse et son peigne, secoua sa chevelure sur ses épaules. La veille, durant leur conversation, elle n'avait cessé d'avoir une question sur le bout des lèvres, et elle n'avait pu trouver l'occasion de la poser au cours d'un tel échange de phrases austères, sibyllines et plus ou moins dangereuses.

Or, cette question lui tenait à cœur.

Angélique se décida.

Retenant sa jupe afin d'éviter le contact des foyers éteints et des marmites de graisse du campement, elle se fraya un passage à travers le désordre indien habituel, suivit le sentier le long de l'anse du fleuve et, dérangeant deux chiens fauves qui rongeaient des viscères de daim, elle s'approcha du religieux qui, en son pauvre équipage, s'apprêtait à reprendre la route.

Depuis quelques instants, il l'avait vue venir émergeant de la brume évanescente et dorée du matin. Le même reflet brillant que l'aube mettait sur les feuillages jouait sur sa chevelure claire épandue.

De complexion délicate, le père de Guérande était souvent, au lever, atone et avait l'esprit vide. Peu à peu, le souvenir de Dieu lui revenait et il se mettait à prier. Mais il lui fallait un certain temps pour retrouver le fil de ses pensées. En voyant s'approcher Angélique, il ne la reconnut pas, tout d'abord, et il se demandait avec effarement : qui est-ce ? Qui est cette apparition ?

Puis, se souvenant : Elle, la comtesse de Peyrac, il éprouvait comme une brusque douleur au côté et elle devina nettement, malgré ses traits impassibles, son recul de peur et de répulsion, un raidissement de tout l'être.

Elle sourit afin de dérider ce jeune visage de pierre.

– Mon père ! Nous quittez-vous déjà ?

– Les devoirs de ma charge m'y obligent, madame.

– Mon père, j'aurais voulu vous poser une question qui me préoccupe.

– Je vous écoute, madame ?

– Pourriez-vous m'indiquer avec quelle sorte de plantes le père d'Orgeval fabrique ses chandelles vertes ?

Le jésuite s'attendait visiblement à tout, mais pas à cela. Sous le coup de la surprise, il se déconcerta. Tout d'abord, il cherchait dans les paroles d'Angélique quelque sens hermétique, puis, comprenant qu'il s'agissait bien de questions pratiques et ménagères, il perdit pied. La pensée qu'elle se moquait de lui l'effleura, lui fit monter le sang au visage, puis il se ressaisit, fit un effort désespéré de mémoire pour se souvenir de détails qui lui permettraient de répondre avec précision.

– Les chandelles vertes ? marmonna-t-il.

– On dit que ces chandelles sont fort belles, poursuivait Angélique, et répandent la plus aimable lumière blanche. Je crois qu'on les obtient avec des baies que les Indiens récoltent vers la fin de l'été, mais, si vous aviez pu me dire au moins le nom de l'arbuste qui les porte, vous qui connaissez bien la langue sauvagine, vous m'auriez obligée...

– Non, je ne saurais vous dire... Je n'ai pas pris garde à ces chandelles...

« Le pauvre homme n'a pas le sens des réalités, se dit-elle, il vit dans son rêve. » Mais il lui était plus sympathique ainsi que retranché derrière sa cuirasse de combattant mystique. Elle entrevit un terrain d'entente.

– C'est sans importance, affirma-t-elle. Ne vous retardez pas, mon père.

Il eut une inclinaison de tête brève.

Elle le regarda monter avec l'aisance de l'habitude dans le canoë indien sans y apporter « ni sable ni caillou », comme l'avait recommandé le père Brébœuf à ses missionnaires. Le corps du père de Guérande s'était plié aux impératifs de la vie primitive, mais son esprit n'en accepterait jamais l'intolérable désordre. « Les sauvages auront raison de lui », avait dit Peyrac. L'Amérique aurait raison de lui. Cette longue carcasse, dont l'échiné maigre se devinait sous la robe noire usée, connaîtrait le martyre. Tous, ils sont morts martyrs. Le père de Guérande jeta un dernier regard en direction d'Angélique, et ce qu'il lut dans ses yeux lui fit ébaucher une sorte de grimace amère et orgueilleuse. Par l'ironie, il se défendit de cette pitié inexplicable qu'il sentait en elle à son endroit.

– Si la question que vous m'avez posée vous intéresse à ce point, madame, pourquoi ne pas en demander vous-même la réponse au père d'Orgeval... en allant le voir à Noridgewook ?...

Chapitre 3

Maintenant, trois barques, gréées de voiles que gonflait le vent du fleuve, descendaient le Kennebec. À la dernière halte, les bagages avaient été transbordés des canoës indiens dans des esquifs plus vastes et confortables. Ceux-ci avaient été assemblés et gréés par trois hommes du comte de Peyrac qui, après avoir hiverné au cantonnement du Hollandais, reprenaient leur poste près d'une petite mine d'argent que celui-ci avait recensée l'an passé. Ainsi, les hommes et alliés du gentilhomme français essaimaient partout. Insensiblement, un vaste réseau actif de mineurs et de colons s'installait en son nom dans le Dawn East. Yann, après avoir accompagné Florimond de Peyrac jusqu'au lac Champlain avec la caravane de Cavelier de La Salle, était revenu juste à temps pour reprendre sa place d'écuyer auprès du comte de Peyrac pendant ce voyage vers l'Océan. Il avait apporté de bonnes nouvelles du fils aîné, mais il n'augurait pas un bon résultat de l'expédition entreprise vers le Mississippi, par la faute du caractère difficile du chef de ladite expédition, le Français Cavelier. La barque de bois, nantie d'une seule voile et d'un petit foc, ne pouvait contenir guère plus d'occupants que les canots indiens qui se montraient toujours à ce sujet magiquement extensibles. Mais l'on y était plus à l'aise pour voyager. Yann Le Couennec manœuvrait la voile tandis que le comte tenait la barre. Angélique s'asseyait près de lui.