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Ce bateau avait été construit sur ses plans à Kittery, en Nouvelle-Angleterre, déjà une vieille ville de la mer, sur la Pistaquata river, dans l'État du Massachusetts. Que restait-il à cette heure-ci de l'actif chantier naval ? Des cendres, peut-être ? La guerre indienne, réveillée, allait créer pour tous des perturbations incalculables.

Des oiseaux montaient en ronde criarde vers les sommets. Ils annonçaient l'un des seigneurs maîtres des lieux. Le brouillard...

Joffrey de Peyrac replia sa lunette d'approche et rejoignit ses compagnons qui, le nez enfoui dans leurs collets, prenaient leur mal en patience.

Il s'assit à leurs côtés, drapé dans son vaste manteau. Le vent sauvage rabattait les plumes multicolores de leurs chapeaux. L'assaut silencieux du brouillard les atteignit soudain, roulant ses vagues fumeuses aux flancs roses du mont, les enveloppa, les engloutit dans des limbes. Sous son haleine immense, le vent cédait, s'enfuyait en chuchotant, et un temps de calme régna. Les hommes blancs, seuls dans l'univers aveugle, étaient comme assis dans la nuée, au-dessus d'un monde disparu.

– Alors, monsieur d'Urville, il paraît que vous vous apprêtez à me donner votre démission de gouverneur de Gouldsboro ? dit Peyrac.

Le gentilhomme normand rougit, pâlit et regarda le comte comme si celui-ci avait eu le pouvoir inquiétant de lire les pensées les plus cachées. Il n'y avait pourtant, en l'occurrence, rien de bien sorcier à cette divination. Peu de jours auparavant, Peyrac l'avait vu s'arracher les cheveux devant les difficultés de sa juridiction.

Il y avait trop de monde maintenant à Gouldsboro, s'écriait-il. Entre les Huguenots, les mineurs, les pirates, les matelots de toutes nationalités, il y perdait son latin qui n'avait jamais été bien fameux. Où était le bon temps où, quasiment le seul maître en ce coin désert, il se livrait à un lucratif commerce de pelleterie avec les Indiens et les navires plus rares qui se risquaient dans le port non aménagé et d'accès difficile.

Mais aujourd'hui c'était la foire continentale et lui, d'Urville, gentilhomme normand de la pointe du Cotentin, il n'avait même plus le temps d'honorer de ses faveurs sa belle épouse indienne, fille du chef local Abénaki-Kakou, ni d'aller, sous prétexte de visiter quelque lointain voisin Français ou Anglais, se distraire un peu sur les flots tumultueux de l'Océan.

– Monseigneur, s'écria-t-il, ne croyez pas que je veuille cesser de vous servir. Pour être à vos ordres et vous assister au mieux de mes talents, je serai toujours là, pour courir sus à vos ennemis, défendre à la pointe des canons ou même de mon épée vos domaines, commander vos soldats, vos marins, mais là où je n'ai point de capacités, je l'avoue, c'est pour m'y reconnaître quand entrent en jeu à la fois les Saints, les Démons et les Écritures. Vos Huguenots sont travailleurs, courageux, capables, industrieux et commerçants en diable, et em... en diable. Ils feront de Gouldsboro une cité très propre, mais nous ne sortirons pas des palabres, car on ne saura jamais quelle loi y faire régner. Quoi qu'on leur ait fait à La Rochelle, ces gens-là sont comme mutilés de ne plus se sentir sujets du roi de France, mais qu'un Français s'amène avec une médaille de la Vierge au cou et les voilà qui entrent en transe et veulent lui refuser même de se ravitailler d'eau douce en leur coin. Nous ne nous sommes pas trop mal entendus cet hiver, nous causions beaucoup près du feu lorsque la tempête faisait rage. Je suis un peu mécréant – pardonnez-moi, mon père – et je ne risquais point de les importuner avec mes patenôtres. Et nous nous sommes bien battus de concert quand il l'a fallu contre ce pirate de Barbe d'Or. Mais c'est parce que je les connais trop bien maintenant que je ne me sens pas assez diplomate pour maintenir la balance entre religionnaires trop divers de nationalité exacerbée et tous ces pirates.

Joffrey de Peyrac se taisait. Il songeait à son ami le capitaine Jason, Huguenot persécuté et plié aux caractères latins par la Méditerranée, qui eût fait merveille dans le rôle que refusait d'Urville. Mais Jason était mort et aussi l'admirable savant le docteur arabe Abd-el-Mechrat qui eût pu l'assister dans sa tâche. Le joyeux et perspicace d'Urville ne se dérobait point par lâcheté, ni même paresse, bien qu'une vie sous le signe de la plus grande liberté lui eût donné une certaine propension au bien-aise.

Mais cadet de famille et comme tel n'ayant bénéficié d'aucun enseignement professionnel à part celui de tenir l'épée et d'enfourcher une monture, sachant à peine lire, il connaissait ses propres lacunes. Un duel à mort l'avait conduit aux Amériques, pour sauver sa tête des lois instituées par M. le cardinal de Richelieu. Nulle autre nécessité n'aurait pu l'y mener, car il ne concevait pas la vie hors des tavernes et des tripots de jeu de Paris. Heureusement pour lui, il était fils de la presqu'île du Cotentin, cette corne d'escargot de la France, qui dresse son œil de gastéropode pour lorgner l'Angleterre, presque une île dans la solitude de ses côtes sauvages et de ses bocages et landes. Élevé dans un vieux château de la pointe de La Hague, d'Urville aimait et comprenait la mer, sa nourrice. Aujourd'hui, il pourrait faire merveille en gardant la haute main sur la petite flotte de Gouldsboro, qui, chaque saison, s'augmenterait de nouvelles unités, mais Joffrey de Peyrac comprenait aussi la nécessité de décharger ses épaules d'un poids qui dépassait ses compétences.

– Et vous, monsieur Vaneireick, si vous êtes lassé de l'aventure espagnole, les honneurs de vice-roi sous nos latitudes ne vous tentent-ils pas ?

– Peut-être !... Mais lorsque j'aurai gagné une jambe de bois. Je préfère encore cela plutôt que vendre des raves et des noix de coco sur les routes de « La Tortue »... Plaisanterie à part, mes coffres ne sont pas assez remplis.. Il faut être riche pour en imposer à une population mi-partie d'aventuriers, mi de parpaillots. J'ai déjà scandalisé ces derniers avec mon Inès. Avez-vous vu Inès ?