– J'ai vu Inès.
– N'est-elle pas ravissante ?
– Elle est ravissante.
– Vous comprenez que je ne peux renoncer encore à cette charmante créature. Mais, plus tard... l'affaire me plairait assez... Voyez Morgan, le plus grand pirate et pilleur de notre temps, le voici aujourd'hui gouverneur de la Jamaïque, et je vous promets qu'il ne badine pas avec l'ordre, et les princes mêmes lui tirent leur chapeau... Je me sens de son espèce. Je suis moins sot que j'en ai l'air, savez-vous !
– C'est bien pour cela que je vous faisais une telle proposition en toute confiance...
– Vous m'en voyez tout honoré, mon cher comte... Plus tard ! Plus tard. Voyez-vous, je n'ai pas encore jeté ma gourme, comme un vieil adolescent que je suis.
Chapitre 17
Le brouillard se retirait.
Joffrey de Peyrac se leva et retourna vers la plate-forme du sommet.
– Est-ce Barbe d'Or que vous cherchez et que vous espérez apercevoir, caché dans quelque trou ? demanda Urville.
– Peut-être !
Que cherchait-il exactement, qu'espérait-il découvrir dans ce labyrinthe d'eau et d'arbres étalé à ses pieds ? C'était moins une déduction logique qu'un flair de chien de chasse qui l'avait conduit au sommet de ce belvédère.
L'homme aux « lambi »... L'homme auquel il avait donné des perles roses sur le chemin du Kennebec. L'homme qui lui avait menti, était-ce seulement un complice de Barbe d'Or ?... Le vaisseau mystérieux ? Était-ce celui du pirate ? Et pourquoi, par deux fois, avait-on cherché à l'égarer quant au sort d'Angélique ?
Ces « erreurs » étaient-elles le fruit du hasard ?...
Il n'y croyait pas. Il est rare qu'en mer les nouvelles portées de bouche à bouche ne soient pas transmises dans leur vérité totale. Car c'est la solidarité, et l'âme, et l'espoir des marins qui exigent cela... Pourquoi alors ces subites tromperies répétées ? Quel nouveau danger pointait là ?...
D'un coup d'aile, une dernière rafale de vent balayait la baie jusqu'à la ligne de l'horizon. Le ciel blanc-bleu et pur planait sur la mer comme une aile, comme une conque nacrée et sonore. Le gentilhomme dut lutter pas à pas, penché, comme envers une force contraire, pour avancer, atteindre l'extrémité du plateau, s'y allonger afin de donner moins de prise au vent. La lunette d'approche rivée à l'œil, point par point, il scrutait les archipels dispersés. Là, il découvrait un navire à l'ancre, là, une barque, là, une flottille d'Indiens qui traversait le détroit, là, deux chaloupes de morutiers, et plus loin, contre un îlot, les morutiers eux-mêmes. L'équipage était à terre. On voyait monter la fumée des calfats, des rôtissoires ou des boucans.
Au fur et à mesure qu'il poursuivait son inspection, il ressentait les arêtes dures du granite contre sa poitrine comme une souffrance, une oppression. Trouverait-il ce qu'il était venu chercher sur le mont chauve balayé de rafales ?...
À l'ouest, commençant à surgir dans les déchirures du brouillard, à contre-jour, se déroulait la chaîne des montagnes Bleues, d'un bleu si bleu que la baie à ses pieds portait son nom : Blue Hills Bay.
C'était là-bas, derrière, qu'Angélique peut-être était en danger ?...
– Angélique ! Angélique ! Ma vie !
Cramponné à la pierre aride, il l'appelait d'un élan qui eût voulu franchir les distances insondables.
Elle était une entité soudain lointaine et sans visage, mais chaleureuse et infiniment animée, attirante, dans son charme unique.
– Angélique ! Angélique ! Ma vie !...
Avec un sifflement, la bise près de lui cinglait, on eût dit un chuchotement cruel.
« Il vous séparera ! Vous verrez ! vous verrez ! »
La prédiction de Pont-Briand, l'homme tué pour avoir désiré Angélique, lui sifflait aux oreilles :
« Il vous séparera... vous verrez ! »
Dévoré d'une angoisse brusque, il porta machinalement la main à sa poitrine. Puis, se ravisant :
– Mais que puis-je craindre ?... Demain, après-demain au plus tard, elle sera là... Angélique n'est plus comme autrefois une jeune femme fragile et sans expérience. Elle m'a plus d'une fois prouvé que la vie ne la désarçonnait pas. Elle pourrait faire face à n'importe quoi. Ne vient-elle pas de le montrer encore en échappant – Dieu sait comment ! – à cette étrange embuscade de Brunschwick-Falls ?... Oui, elle est bien de la race des guerriers et des paladins, mon indomptable ! On dirait que le danger la rend plus forte, plus efficiente, plus lucide... plus belle encore... comme si elle en nourrissait son incroyable vitalité !... Angélique ! Angélique !... nous passerons à travers tout, n'est-ce pas, ma chérie !... Tous les deux... Où que tu sois, je sais que tu me rejoindras...
Il tressaillit. Tandis qu'il songeait, son regard errant avait accroché parmi le fouillis des îles un détail insolite. Une flamme orange à la pointe d'un mât, cachée parmi les arbres d'une île. Il resta longtemps immobile, comme un chasseur en arrêt, l'œil attentif, fixé à l'instrument d'optique. Puis il se redressa, songeur.
Il avait trouvé ce qu'il était venu chercher au sommet du mont Désert.
Chapitre 18
– Monseigneur ! Monseigneur !
Alors que le chébec du comte de Peyrac doublait la pointe de Shoodic, une voix le hélait, venue d'un morutier français qui voguait à quelques encablures sous le vent. Il reconnut à la rambarde Yann Le Couennec, qu'il avait envoyé de Popham à la recherche d'Angélique.
Peu après, les deux navires ayant jeté l'ancre face aux quais de Gouldsboro, le comte, d'un pas hâtif, rejoignait le Breton.
– Parle ! Parle vite !
Yann ne montrait pas son habituelle figure joviale et Joffrey de Peyrac sentit son cœur serré d'appréhension.
– As-tu pu joindre Mme la Comtesse ? Pourquoi n'est-elle pas avec toi ? Avez-vous croisé Le Rochelais ?
Le pauvre Yann baissait la tête. Non, il n'avait pas croisé Le Rochelais. Oui, il avait pu joindre Mme la Comtesse, après avoir traversé la région d'Androscoggi mise à feu et à sac par les Indiens et il l'avait trouvée en perdition sur la baie de Casco.
– Je sais tout cela... Cantor nous a prévenus. Il est reparti les chercher. Las ! Il était trop tard, pleura Jacques Yann.
Cantor trouverait place vide. Barbe d'Or avait capturé Mme de Peyrac comme otage. Il s'empressa d'ajouter, afin d'atténuer les effets de l'atterrante nouvelle, qu'il ne croyait pas Mme la Comtesse en danger. Elle savait se défendre et ce pillard paraissait avoir un équipage bien tenu. Et elle avait eu le sang-froid de le faire évader à temps, lui, Yann, afin qu'on pût donner à savoir ce qu'elle était devenue. Il conta en quelles circonstances s'était effectuée son évasion.
– J'ai couru, et heureusement ils ne m'ont pas poursuivi ; j'ai marché une journée entière en suivant la côte. Vers le soir, en approchant d'une crique, j'ai eu la chance de trouver ce morutier français au mouillage. L'équipage était descendu à terre pour la corvée d'eau douce. Ils m'ont accepté à leur bord et ont bien voulu se dérouter pour me mener ici au plus vite.
Joffrey de Peyrac était livide. Il serrait les poings.
– Barbe d'Or ! Toujours ce bandit... Je le pourchasserai à mort ! Il a déjà capturé le chef de mes mercenaires, le mois dernier, et maintenant ma femme !... Quelle impudence !
Il songeait avec inquiétude à Le Gall et à Cantor qui avaient dû parvenir au lieu du rendez-vous pour y trouver place déserte ou pire : occupée encore par les dangereux malandrins des mers. Découvrant que sa mère était entre leurs mains, Cantor ne serait-il pas tenté de se lancer dans une action de guerre prématurée ? Non ! L'enfant était prudent ! En Méditerranée, il avait appris les ruses de la vie de corsaire. Sans doute se contenterait-il de prendre en surveillance étroite le navire de Barbe d'Or, tout en essayant de faire parvenir la nouvelle à son père.