Malheureusement, le navire Gouldsboro ne serait pas en état de soutenir une chasse et un combat avant deux jours. En travaillant toute la nuit, peut-être pourrait-on prendre la mer le lendemain soir avec le chébec auquel on ajouterait deux canons, et le vaisseau de Vaneireick. Il fallait espérer que le pirate se laisserait intimider par ce déploiement de forces et que l'on pourrait parlementer.
Joffrey de Peyrac fit volte-face et revint vers le Breton.
– Qu'y a-t-il encore que tu n'oses me dire ?... Que me caches-tu ?
Son regard brûlant se rivait à celui de Yann effaré, et qui de la tête faisait des signes véhéments de dénégation.
– Non... Monseigneur, je vous jure... Je vous fais serment sur les images de la Vierge et de sainte Anne... Je vous ai tout dit... Pourquoi ?... Qu'imaginez-vous que je vous cache ?...
– Lui est-il donc arrivé quelque chose ?... Elle est blessée, n'est-ce pas ?... Malade ?... Parle...
– Non, monseigneur, je ne vous dissimulerais pas de tels malheurs... Il se fait que Mme de Peyrac est en très bonne santé... Elle soutient tous les autres... Si elle est restée là-bas, c'est précisément à cause des malades et des blessés... Elle a même recousu le ventre d'un de ces sagouins, celui qui l'a vendue...
– Oui, cela aussi, je le sais...
L'œil perspicace de Peyrac scrutait l'honnête visage de son matelot dont l'hiver passé avait fait pour lui un compagnon et un ami. L'Iroquois ne l'avait pas fait trembler ni les approches de la famine. Or, aujourd'hui, Yann tremblait. Peyrac entoura de son bras les épaules du jeune homme.
– Qu'as-tu ?...
Et Yann crut qu'il allait éclater en sanglots comme un enfant. Il baissa la tête.
– J'ai beaucoup marché, murmura-t-il, et ce n'était pas facile d'échapper aux sauvages en guerre.
– C'est vrai... va te reposer. Il y a une espèce d'auberge, sous le fort, que tiennent Mme Carrère et ses filles. On y fait bonne chère et l'on y boit dès aujourd'hui du vin de Bordeaux arrivé d'Europe. Répare tes forces et tiens-toi prêt à faire campagne avec moi dès demain, si le temps nous est propice.
Le comte de Peyrac et Roland d'Urville réunirent dans l'une des salles du fort, qui tenait lieu de salle du conseil, Manigault, Berne, le pasteur Beaucaire et les principaux notables huguenots ; ils demandèrent à Vaneireick et à son second d'être présents, ainsi qu'Erikson, le capitaine du Gouldsboro. Le père Baure assistait également au Conseil. Don Juan Alvarez, le commandant de la petite garde espagnole, se tenait derrière le comte comme une sombre figure hiératique veillant sur son salut. Joffrey de Peyrac les mit tous brièvement au courant des derniers événements. Le fait que son épouse, la comtesse de Peyrac, était tombée entre les mains de leur ennemi, l'obligeait à une extrême prudence. Pour avoir vécu aux Caraïbes, ils connaissaient les mœurs des gentilshommes d'aventure et Gilles Vaneireick en témoignerait comme lui, Mme de Peyrac ne risquait pas d'être maltraitée tant qu'elle représentait valeur d'otage. Jamais grande dame capturée, qu'elle fût espagnole, française ou portugaise, n'avait eu à se plaindre de ses geôliers, en attendant la généreuse rançon qui lui permettrait de retrouver la liberté. On racontait même que quelques-unes d'entre elles, quand le flibustier était de bonne mine, n'avaient point trop de hâte de voir se terminer leur captivité. Mais l'on savait aussi que, pourchassées, acculées à la bataille ou au naufrage, déçues dans leur espérance de rançon, certaines de ces brutes prêtes à tout n'hésitaient à mettre leurs menaces contre les otages à exécution.
Il fallait également prévoir qu'en cas d'attaque sur Gouldsboro le poste ne disposerait que d'une défense terrestre. Avant de s'éloigner, on procéda à la répartition des munitions. Sur ces entrefaites, la sentinelle espagnole passa une tête effarée, casquée d'acier noir, par l'entrebâillement de la porte, et s'écria :
– Excellenzia, quelqu'un vous demande.
– Qui est-ce ?
– Un « hombre ».
– Qu'il entre !
Un homme, bien bâti et fort barbu, vêtu d'un seul pantalon de marin, déguenillé et trempé, apparut sur le seuil.
– Kurt Ritz ! s'exclama Peyrac.
Il venait de reconnaître dans l'arrivant « l'autre » otage de Barbe d'Or, le mercenaire suisse, qu'il avait engagé comme recruteur, lors d'un voyage au Maryland. Les habitants de Gouldsboro le reconnurent également, car il avait débarqué chez eux en mai, avec les soldats levés par lui pour le service du comte de Peyrac. Il s'apprêtait à partir pour l'arrière-pays lorsqu'un soir il s'était laissé surprendre sur le rivage par les hommes de Barbe d'Or embusqués dans les îles et qui avaient entrepris le siège de Gouldsboro. C'était peu avant le combat décisif qui avait obligé le pirate à s'enfuir. On craignait que Kurt Ritz eût payé les frais de cette défaite. Or, il était là, apparemment en bonne santé, quoique fatigué, semblait-il, par une longue course.
Peyrac le prit aux épaules, cordialement.
– Gröss Gott ! Wie geht es Ihnen, lieber Herr ? Je m'inquiétais de votre sort.
– J'ai enfin réussi à m'enfuir de ce sacré bateau, de ce sacré pirate, monseigneur.
– Quand cela ?
– Il n'y a guère plus de trois jours.
– Trois jours, répéta Peyrac songeur. Le navire de Barbe d'Or ne se trouvait-il pas alors au nord de la baie de Casco, vers la pointe Maquoit ?
– Monsieur, vous êtes devin !... C'est bien là en effet le nom que j'ai entendu prononcer par les hommes d'équipage... Nous avions jeté l'ancre à l'aube... Il y avait beaucoup d'allées et venues avec la terre, un certain désordre... Vers le soir, j'ai remarqué que la cabane où l'on me tenait était mal close. Le mousse qui m'apportait ma pitance avait oublié de cadenasser la porte. J'attendis la nuit profonde et me glissai au-dehors. Je me trouvais situé à l'arrière sous la dunette. Or, tout semblait désert. J'apercevais des feux sur la plage. On aurait dit que l'équipage festoyait à terre. La nuit était sans lune. Je grimpai sur la dunette et j'enjambai le parvis à l'arrière. Puis, en me cramponnant aux moulures, je suis descendu jusqu'au balcon de la grand-chambre. De là, j'ai plongé et j'ai gagné un îlot voisin. J'attendis afin d'être sûr que l'alerte n'était pas donnée. Alors, j'ai repéré une autre île plus loin et j'ai tenté ma chance, bien que je ne sois pas un très bon nageur. À l'aube, j'y étais. Sur le côté ouest, il y avait des réfugiés anglais. Je ne me suis pas mêlé à eux. J'ai attendu à l'est, du côté des falaises. Dans la journée, j'ai vu passer des canoës indiens, des Tarratines, Sébagots, Etchemins qui remontaient vers le nord avec des scalps à leur ceinture. Je leur ai fait signe et leur ai montré la croix que je porte au cou. Nous sommes catholiques, nous autres, dans la haute vallée du Rhône. Ils m'ont pris avec eux et m'ont déposé quelque part à l'embouchure du Pénobscot. J'ai marché de jour et de nuit et, plutôt que de contourner les fjords, j'ai traversé plusieurs bras de mer à la nage. J'ai bien failli me laisser entraîner par les courants et la marée haute...
Mais enfin me voici.
– Gott sei Dank ! s'exclama Peyrac, monsieur Berne, n'aurions-nous pas à portée de main un flacon de bon vin afin de réconforter le plus grand nageur en eau salée des Waldstaeten17 ?