L’homme s’avançait vers lui, le bras tendu. Corso évita le geste, il détestait serrer les mains.
— Vous pourriez me dire quelques mots sur l’opération de cette nuit à la cité Pablo-Picasso ?
— Je bosse plus aux Stups depuis cinq ans.
Le nom du gars lui revint : Trepani, ou Trivari. Il avait dû répondre une fois ou deux aux questions de cette face de clown. Avec ses yeux globuleux et sa petite bouche, il ressemblait à un Lapin Crétin.
— Tout de même, un pendu, trois morts et trois blessés par balle, ce n’est plus la banlieue parisienne, c’est Juárez ou Medellín.
— Demandez leur avis à mes collègues.
— Je me suis laissé dire que vous aviez grandi là-bas.
Les journalistes finissaient parfois par en savoir plus sur les flicards que l’IGPN elle-même.
— Que pensez-vous de l’évolution du quartier ? continua-t-il.
— Si vous cherchez un pompier pyromane, ne comptez pas sur moi. Je reste optimiste quant à l’évolution des quartiers. La plupart de leurs habitants sont des braves gens.
Le journaliste sourit, l’air entendu.
— À votre époque, il n’y avait pas de pendus aux réverbères.
Il eut envie de répondre qu’il existait d’autres festivités, plutôt en sous-sol. Il se retint à temps.
— Les caïds essaient de semer la terreur, fit-il le plus calmement possible. Ils n’y parviendront pas. Encore une fois, ils ne représentent qu’un infime pourcentage de la population des quartiers et la police est là pour les identifier et les arrêter. Il faut cesser de stigmatiser les cités.
Il ne croyait pas un mot de ce genre de discours politiquement correct. Ses vrais souvenirs de Picasso : quand ses voisins lâchaient sur lui leur chien parce qu’il écoutait sa musique trop fort, quand les gosses de la tour, au lieu de faire leurs devoirs, pissaient dans les boîtes aux lettres, quand les membres de sa propre famille d’accueil appelaient les flics pour dénoncer les sans-papiers du palier d’à côté… Des ordures à tous les étages.
— Comment stopper cette prolifération de… brebis galeuses ?
— Faut les arrêter et les mettre hors d’état de nuire, c’est tout. Putain, faut les foutre en cage !
Il se mordit les lèvres. Bravo, Corso. À pieds joints et droit dans le mur.
— Pour un gars qui vient des cités, vous n’êtes pas très clément.
— C’est parce que je viens de là-bas que je ne suis pas clément.
Sur ces paroles de facho, il rejoignit son bureau en se maudissant lui-même. Personne ne savait que c’était lui qui avait tiré la veille sur les dealers mais il fallait qu’il dégaine encore et tire d’une autre façon — des phrases qui allaient être reprises par les médias, les réseaux sociaux, les politiques de tout poil, chacun les utilisant à sa sauce.
Corso avait à peine trouvé refuge dans son bureau qu’on frappa à sa porte. Barbie se tenait sur le seuil, avec son air de chat noir qui vient de se prendre une averse.
— J’ai localisé un nawashi, ça t’intéresse ?
— Un quoi ?
— Un maître du shibari, l’art de la corde japonais.
Émiliya lui avait souvent parlé de cette discipline obscure, aux confins de l’érotisme et de l’esthétisme. L’art de saucissonner les femmes, mais avec rigueur et délicatesse.
— Bornek a déjà exploré cette piste…
— Il a visité trois-quatre clubs SM à Paris. Je te parle d’un véritable maître.
— Il est japonais ?
— Non, parisien. Il organise des workshops, des shows, des conférences.
— Il crèche où ?
— Dans le XVIe. On y va ?
Corso jeta un œil à sa montre : pas encore 11 heures.
— On prend ma bagnole.
8
Barbie insista pour conduire. Au fil des quais, elle se laissa aller à parler shibari. Bizarrement, elle paraissait bien connaître ce Mathieu Veranne, mais pas moyen de savoir si elle-même était adepte de ces pratiques.
Corso s’était toujours demandé à quoi, sexuellement, Barbie carburait. Ce dont il était sûr, c’est qu’elle aimait plus que tout sonder les zones d’ombre de l’espèce humaine, quitte à s’y attarder de temps en temps. Elle se considérait comme une « reporter de l’âme ».
— Il a un métier, ton mec ?
— Financier. Il dirige un hedge fund pour des investisseurs asiatiques. Il partage son temps entre Paris, Hong Kong et Tokyo.
— Il a une famille ?
— Une femme et deux enfants, je crois. Mais tout ça passe bien après la corde, sa seule passion. Il gagne du fric, nourrit son foyer, s’agite comme n’importe quel banquier, mais il y a un mur invisible entre cette réalité et ce qui le fait vraiment bander.
— Où tu l’as connu au juste ?
— Quand j’étais à la BRP, on a été appelés sur un coup. Une séance de shibari avait mal tourné : une bonne femme s’était décrochée du plafond et s’était brisé la nuque.
L’idée le fit rire — il s’abstint. Le soleil de juillet frappait la pierre des façades mais c’était une lumière douce, atténuée par quelques nuages, qui donnait l’impression de courtiser la ville à voix basse. Toute la cité semblait sous le charme.
— C’était le maître de cérémonie ?
— Non. Je l’ai consulté comme spécialiste pour piger s’il y avait eu une faute de la part de… l’attacheur.
— Et toi, relança-t-il, t’as essayé ?
Barbie se contenta de ricaner derrière son volant qui semblait énorme comparé à ses bras filiformes.
Le silence s’imposa alors qu’ils dépassaient le Grand Palais et filaient vers la tour Eiffel — ni deux-tons, ni gyrophare, juste un couple en goguette dans une Polo noire décatie.
Corso se laissa aller à ses rêveries. La contention, l’arme secrète du désir… Lui-même avait souvent attaché Émiliya (d’une manière plus sommaire), quand elle acceptait de jouer les vierges humiliées et entravées par le sale flic, l’homme en noir… Auprès de son ex-épouse, il avait connu ces instants sombres et brillants où la jouissance monte comme le mercure d’un thermomètre en surchauffe. Il songeait alors à des atomes proches de la vitesse de la lumière. Quand ils frôlent cette limite, ils se dilatent, deviennent de l’énergie pure, se transforment en « autre chose ». C’était le même principe pour Émiliya : quand elle se tordait sous ses liens, elle lui paraissait s’amplifier en une sorte de halo lumineux, un pur noyau de soufre qui menaçait de le faire exploser, lui…
Il se redressa sur son siège pour balayer ces souvenirs. Il n’avait jamais tenté de retrouver ces plaisirs avec une autre. C’était une sorte de trouée dans son histoire personnelle qu’il cherchait plutôt à colmater avec l’oubli, le boulot, la haine et, pourquoi pas, des actes de violence qui pouvaient aller jusqu’au meurtre. Mais jamais il n’avait pu s’arracher à cette question qui le hantait : était-il aussi détraqué qu’Émiliya ? pire qu’elle ? un hypocrite, alors que la Bulgare, elle, assumait pleinement sa nature ?
Pont de Grenelle. Barbie braqua à droite, traversa la Seine puis passa devant la Maison de la Radio pour enquiller rue Gros. Tout de suite, ils se perdirent dans l’imbroglio des rues à sens unique du XVIe arrondissement.