Выбрать главу

— Elle fréquentait mon cours il y a deux ou trois ans, continua Veranne. Elle se faisait appeler Lorelei.

La légende allemande de la Lorelei : une nymphe qui attirait les navigateurs du Rhin par ses chants jusqu’à les égarer comme les sirènes de la mythologie grecque. La Lorelei était aussi une falaise abrupte le long du Rhin, marquant un passage du fleuve où des légions de bateaux s’étaient échoués. Symbole limpide : Claudia attirait et fourvoyait les hommes, les réduisant à l’état d’épaves — à commencer par lui.

— Elle n’est restée auprès de moi qu’une année. Elle était très douée. Ensuite, je l’ai croisée quelques fois dans les clubs d’entraînement ou dans des boîtes SM.

Corso ne savait quoi retenir des multiples implications de ce scoop. Claudia goûtant aux plaisirs pervers. Claudia experte dans l’art des cordes. Claudia liée à Sobieski sans doute bien avant la série de meurtres. Claudia pratiquant le shibari avec lui et, pourquoi pas, déjà sa maîtresse…

Veranne lui donna une nouvelle information qui surpassa toutes les autres :

— C’était une adepte de l’autosuspension.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une technique particulière qui permet de s’entraver soi-même. À la fin de la manœuvre, il suffit de libérer un nœud pour que tout le réseau de liens se resserre. D’un coup, vous vous retrouvez suspendu… Mais c’est vous-même qui avez fait tout le boulot.

Ses pensées se fracassèrent comme des pierres à feu contre les parois de son crâne. Il ne voulait pas comprendre les vérités qui découlaient de ce coup de théâtre.

Veranne se penchait déjà sur l’une des photos.

— Attendez… Oui… Aucun doute, ces nœuds relèvent de cette technique. Si vous les regardez bien, vous vous rendrez compte qu’ils sont tous tournés vers l’intérieur. C’est Lorelei qui s’est attachée elle-même.

Veranne laissa tomber le cliché sur la table basse. Pour la première fois, il semblait accuser le coup lui aussi. Son visage étréci parut se compresser encore — il ne restait plus que les yeux, ouvertures brillantes et fiévreuses.

— Vous pensez que… ? demanda-t-il.

Le maître SM n’acheva pas sa phrase et Corso ne lui répondit pas. Ils avaient tous les deux compris la vérité.

Claudia s’était donné la mort en imitant le mode opératoire du bourreau du Squonk.

Pour une seule raison : innocenter pour de bon Philippe Sobieski.

93

La pluie.

Des colonnes. Des voûtes. Des murailles. Toute une architecture mouvante, à la fois lourde et fluide, qui éclatait sur le bitume, le capot des voitures, les toits des immeubles. La pluie en blitzkrieg, l’attaque des eaux, la rage de décembre. Il était à peine 15 heures et il faisait déjà nuit.

Les bourrasques faisaient vaciller les décorations déployées au-dessus des avenues. L’averse accentuait le scintillement des guirlandes, des luminaires. Noël et ses étincelles se disloquaient dans le ruissellement général, telle une crue géante qui allait tout emporter sur son passage.

Corso roulait à fond en direction du port de Tolbiac — il avait mis son gyrophare, ajoutant sa propre touche de lumière aux jeux de miroirs des vitrines et de leurs reflets. Parvenu à Notre-Dame, le trafic s’arrêta sur les quais. Même avec son deux-tons, impossible de passer.

Allez, un coup de fil.

— Je te dérange ?

— Ça dépend pour quoi t’appelles.

— À ton avis ?

Coscas, le médecin légiste, soupira :

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— T’as fait les analyses toxico de Claudia Muller ?

— Par pure conscience professionnelle. Il est évident qu’elle n’est pas morte par empoisonnement ni intoxication.

— T’as les résultats ?

Coscas marqua un temps. Bruits de touches sur un clavier.

— C’est drôle que tu m’appelles maintenant…

— Pourquoi ?

— Parce que je viens de les recevoir et qu’il y a quelque chose de bizarre.

— Quoi ?

— J’ai opéré des prélèvements sur différentes parties du corps. Ceux du visage ont donné un résultat singulier : ils contenaient un fort anesthésiant local.

— T’en as pas trouvé ailleurs ?

— Non. On lui a sans doute injecté ce produit juste avant de lui ouvrir les joues. L’anesthésiant n’a pas eu le temps de gagner le reste du système sanguin. Du reste, c’est une lidocaïne qu’on utilise justement pour les anesthésies locales. Comme si le meurtrier avait voulu limiter la souffrance de sa victime.

Tu m’étonnes. Les voitures repartaient. Corso, à travers les lézardes bleutées de son pare-brise, voyait se dessiner un projet fou, un plan stupéfiant, qui dépassait tout ce qu’il avait pu voir jusqu’alors à la BC.

— J’ai ressorti les gros plans du visage, continuait Coscas. On peut distinguer sur les tempes et les joues la trace des piqûres. Sur le moment, j’ai rien vu mais avec un tel carnage…

— Ça va, Coscas, te ronge pas la rate. Si on comptait les erreurs qu’on a faites sur cette affaire, on serait tous bons pour Pôle emploi.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

Le légiste paraissait préoccupé par cette énigme. Dans son boulot, on voyait passer des torrents de folie mais jamais d’éléments contradictoires. La démence est un fil rouge, elle suit sa propre logique et ne s’en écarte jamais.

Ce que Corso ne pouvait pas dire à Coscas, c’est que cette fois deux folies étaient à l’œuvre. Celle du mentor et celle de la disciple. Celle du bourreau du Squonk et celle de Claudia, la Lorelei des assises.

— Tu vas filer ça à Barbie ?

— C’est la procédure, non ?

— Accorde-moi vingt-quatre heures.

Corso ne savait pas pourquoi il demandait ce délai mais le légiste accepta, avec la voix du mec à qui on coupe un bras. Stéphane raccrocha. Il venait de dépasser la Très Grande Bibliothèque, toujours à slalomer entre les bagnoles coincées dans leur lit de flotte.

Le port de Tolbiac, enfin.

Il braqua à gauche, forçant les voitures à piler pour s’engager sur la rampe qui menait à la berge. Parvenu à la fabrique de béton, il sortit de sa Polo et se prit le déluge sur la gueule.

Le site était encore entouré de rubalise jaune, seule touche de couleur dans la grande moire grise de l’averse. Submergée, la berge paraissait près de se détacher de la terre et de rejoindre la Seine gonflée de pluie. Le fleuve se soulevait comme sous l’effet d’une lente et puissante respiration.

Corso franchit le périmètre de sécurité et accéda à la porte de l’enclos que Claudia avait forcée. Il n’avait plus aucun doute sur ce qui s’était passé. Il voulait maintenant se livrer à une reconstitution précise et vérifier le moindre détail.

L’escalier extérieur, sous des structures de protection en métal, s’enroulait autour du silo de sable. Il attaqua son ascension, penché comme sur le pont d’un vaisseau de guerre en pleine tempête. Une fois là-haut, il n’éprouva aucun vertige — pour une raison simple : on ne voyait rien. La pluie était si serrée qu’elle tissait une gaine grise ajustée au conteneur montant jusqu’au ciel.

Corso s’assit en tailleur sur le toit bombé en position de méditation, comme les sadhus indiens aux sources du Gange, et se repassa le film.

Au cœur de la nuit, Claudia avait grimpé ici. Elle s’était injecté de la lidocaïne dans les tempes, dans les joues, sous les mâchoires, puis, le temps que l’anesthésique fasse son effet, elle s’était déshabillée et « autoligotée », se laissant une main libre pour finir le boulot. Enfin, au bord du toit, déjà en position cambrée et entravée par ses propres dessous, elle s’était ouvert avec un cutter les deux joues jusqu’aux oreilles et avait placé une pierre au fond de sa gorge, alors que le sang giclait de partout. Corso pouvait imaginer : la douleur qui avait surpassé l’effet de la lidocaïne, la transe qui lui voilait les yeux, la mort qui formait un cercle écarlate autour d’elle…