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— Quel était l’intérêt de la manœuvre ?

— Je lui ai posé la question, elle a refusé de répondre. C’était le deal. Soit j’obéissais en fermant ma gueule, soit j’oubliais notre contrat sexuel.

Marquet n’avait pas dû hésiter longtemps. Dans le vrai monde, un homme comme lui n’avait aucune chance d’approcher une Claudia.

— D’où venaient ces nouveaux échantillons ?

— C’est elle qui me les a procurés.

Soudain, il comprit une autre vérité :

— C’est toi qui as placé ce sang sur les toiles de Sobieski ?

— Pas moi, elle.

Il revit l’écriture tremblée peinte à l’intérieur même des plis de peinture des tableaux. SARAH. MANON. LÉA. CHLOÉ. Et bien sûr SOPHIE et HÉLÈNE…

Non seulement Claudia Muller avait incorporé ce sang aux toiles, mais elle avait imité l’écriture de Philippe Sobieski. Les analyses graphologiques avaient confirmé que ces prénoms étaient bien de la main du peintre.

— Comment tu peux en être certain ? reprit-il avec un bruit de basse au fond du cerveau.

— Y a pas d’autre solution. Elle était la seule avec moi à posséder des échantillons des sangs que j’ai fait passer pour ceux de Sophie et d’Hélène. Si c’est pas moi qui ai fait le coup, c’est elle.

Une nouvelle pièce de puzzle, une nouvelle énigme. Si Claudia avait opéré ainsi, c’était pour faire tomber Sobieski. Elle avait donc agi avec une perversité absolue : faire semblant de défendre le peintre pour mieux l’enfoncer, faire mine de chercher l’acquittement pour obtenir perpète. Le meilleur poste pour faire condamner Sobieski, c’était d’être à la barre.

Corso fut pris d’un vertige en se repassant à l’envers (et en accéléré) les grandes lignes de l’affaire. C’était Claudia qui, depuis le départ, avait tout manigancé pour que Sobieski crève en taule. C’était elle qui avait fait substituer les fioles de sang afin d’être sûre de pouvoir déposer le même sang sur les toiles de Sobieski — et avant cela, dans son laboratoire clandestin.

Mais dans quel but ?

Il se demanda au passage d’où provenait le sang des autres prénoms inscrits sur les toiles — un mystère que personne n’avait jamais résolu.

Mais on n’en était plus là. Corso parvenait déjà à une autre déduction, pas une certitude, mais, disons, une solide possibilité. De cette machination organique, découlait un autre fait, encore plus cinglé : c’était peut-être Claudia qui avait tué les strip-teaseuses…

Mais encore une fois, pourquoi ?

Était-elle une meurtrière perverse qui avait trouvé en Sobieski un bouc émissaire ? Ou au contraire le peintre (et sa chute) était-il le but ultime de sa manœuvre ? Dans ce cas, elle aurait tué deux femmes de l’entourage de l’artiste pour simplement le faire accuser. Ensuite, elle aurait distillé des indices accusateurs jusqu’au bouquet final : les noms sanglants des deux femmes dissimulés dans les dernières toiles de Sobieski.

Corso était prêt à tout imaginer, à tout accepter, mais il lui manquait, encore et toujours, la pièce centrale : le mobile. Pourquoi Claudia aurait-elle organisé tout cela ? Pourquoi éprouvait-elle en secret une haine si féroce pour Sobieski ?

Et en admettant qu’elle ait été la meurtrière, pourquoi substituer le sang des victimes ? Elle aurait pu tout aussi bien en conserver quelques centilitres et les répandre dans l’atelier de Sobieski puis sur ses toiles. C’était même beaucoup plus simple. Pourquoi cette ultime manipulation qui n’accablait pas plus Sobieski et finalement ne servait à rien ?

Marquet avait l’air d’avoir suivi le cheminement mental de Corso.

— Moi aussi, je me suis posé ces questions, avoua-t-il. J’ai fait mes propres recherches.

— C’est-à-dire ?

— Je me suis dit que si Claudia m’avait demandé de changer les prélèvements sous scellés, c’était pour cacher quelque chose à propos de Sophie et d’Hélène. J’avais conservé des échantillons de leur sang et j’ai fait faire des analyses de mon côté.

Corso avait la gorge si sèche qu’on aurait pu y gratter une allumette.

— T’as trouvé quelque chose ?

Marquet se permit un nouveau sourire fantôme dans la pénombre striée par les rais de pluie qui collaient aux vitres.

— C’est tout simple. Sophie et Hélène étaient sœurs.

— Tu veux dire… au sens biologique ?

— Des demi-sœurs, en fait. Mais elles avaient le même père, aucun doute là-dessus.

95

Corso réussit à attraper le train de 18 h 23 pour Frasne, une ville dont il n’avait jamais entendu parler. Ensuite, il prit une correspondance pour Pontarlier. Trois heures de voyage dans la nuit d’hiver, en direction de la montagne et de la vérité, avec pour seul compagnon son ordinateur.

Direction le foyer de l’enfance de la Motte-Sassy, où Sophie Sereys et Hélène Desmora avaient grandi ensemble, de 1998 à 2004. Stéphane voulait rencontrer quelqu’un qui les avait connues et qui pourrait lui confirmer, de vive voix, le scoop du jour.

Les gamines étaient demi-sœurs — c’était moins surprenant qu’il n’y paraissait. Sophie était née sous X, abandonnée par sa mère qui avait accouché à Lyon en 1984. Hélène était née deux ans plus tard à Lons-le-Saunier, de parents incapables de prendre soin d’elle. Le père des deux petites filles était donc, a priori, Jean-Luc Desmora, serveur, videur, chômeur, et surtout violent et alcoolique.

On pouvait imaginer qu’il avait zoné deux ans auparavant dans la région de Lyon ou ailleurs, où il avait eu une brève liaison avec la mère de Sophie, qui pour une raison ou une autre avait rejeté l’enfant. Une banale histoire de détresse familiale.

Pas étonnant non plus que les deux gamines se soient connues (et, d’une certaine façon, reconnues) dans un foyer de cette région. À partir de ce moment, elles avaient grandi dans les mêmes centres et familles d’accueil. Elles étaient montées ensemble à Paris et avaient tenté leur chance dans le monde du strip-tease. Corso se souvenait aussi qu’elles avaient caché leur amitié, sans doute pour être plus fortes en cas de problème. Une sorte d’arme secrète.

Mais pourquoi Claudia Muller, meurtrière ou non, avait-elle voulu dissimuler ce lien de parenté ?

Il y avait bien d’autres questions mais Corso s’était juré de ne pas se les poser. Aucune chance que son cerveau épuisé (et ignorant) lui fournisse la moindre réponse. Ou bien alors à l’aveugle, ce qui était pire que tout.

Durant ces trois heures de train, il se contenta de consigner sur son ordinateur tout ce qu’il avait compris — et ce qu’il supposait. Pour le reste…

Un fait ne cessait de le tarauder. Claudia avait demandé à Marquet de falsifier les échantillons de sang dès le premier meurtre. Détail essentiel qui signifiait qu’elle savait, dès la mort de Sophie, que la prochaine de la liste serait Hélène…

Elle était donc la meurtrière. Ou bien elle connaissait le tueur et ses intentions.

Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas prévenu Hélène ?

Pas de questions, Corso, pas de questions.

Il colla son front contre la vitre et essaya de discerner le paysage dans l’obscurité. Il ne voyait rien. Il plongea regard et pensées dans ce néant avec l’espoir de s’y dissoudre. L’arrivée à Frasne le réveilla. Il dégringola sur le quai et découvrit un nouveau monde.

Tout était blanc. La gare était ensevelie sous la neige. Les réverbères se reflétaient sur les congères qui cernaient les rails du TGV dans une luminescence féerique. À d’autres endroits, la neige formait des reliefs plus doux, plus moelleux, qui évoquaient des décorations ouateuses. Il ne manquait plus que la crèche du petit Jésus. Corso se sentait totalement décalé. Il ne portait qu’un blouson, il n’avait pas de valise et il était seul sur le quai.