— Vous vous souvenez d’elles ?
— Bien sûr. Je les ai soignées durant plusieurs années.
— Pour quel genre de maladies ?
Elle se dirigea vers un banc du préau et y posa son cartable. Enfonçant les mains dans ses poches, elle continua à parler, toujours droite mais penchée dans ses hauteurs, comme un réverbère :
— Au coup par coup, des maladies bénignes. Mais sur le long terme, je jouais un peu à la psy. Ces jeunes filles n’allaient pas très bien.
— Vous pouvez être plus précise ?
— L’une vivait la rage au ventre, l’autre croyait aux fantômes.
Facile de les reconnaître : Sophie, qui haïssait tout le monde, y compris elle-même ; Hélène, qui couchait avec les morts.
Corso attaqua directement dans le gras :
— Notre enquête a démontré qu’elles étaient sœurs.
— C’était un secret de polichinelle.
Le flic comptait provoquer un effet de surprise : raté.
— Je vous parle de demi-sœurs biologiques, insista-t-il.
— J’avais bien compris.
— Comment le saviez-vous ?
— On n’avait aucune certitude mais elles se ressemblaient beaucoup.
— Physiquement ?
— Non, dans leur attitude, leur manière de parler… Certains de leurs gestes les unissaient d’une manière frappante.
— Ces similitudes pouvaient être l’effet de leur proximité.
La médecin eut un sourire qui aurait pu braver tous les vents, tous les obstacles.
— Il aurait fallu que vous les connaissiez. Elles provenaient de la même source. Aucun doute.
— Nos analyses prouvent qu’elles avaient le même père, Jean-Luc Desmora. Vous l’avez connu ?
Emmanuelle Cohen restait debout près du banc, les mains enfouies dans son duffle-coat. Malgré ses cheveux gris qui dépassaient de son bonnet, elle ressemblait à une étudiante attendant l’heure de son cours.
— Vous vous trompez. Jean-Luc Desmora n’était pas le père d’Hélène.
— Comment ça ?
— Un autre secret de polichinelle : Nathalie Desmora avait été violée dans la banlieue de Besançon.
Corso commença à avoir les oreilles qui bourdonnaient. Peut-être la rumeur de la vérité qui montait…
— Elle a porté plainte ?
— Non. Elle était déjà mariée à Desmora et elle menait une vie dissolue.
— L’enfant n’est peut-être pas née du viol…
Elle esquissa quelques pas — sa silhouette flottait dans son manteau, comme un clou dans un chiffon.
— Peut-être que non, en effet. Mais la mère n’a plus voulu qu’on la touche ensuite. Sa grossesse n’a été qu’un long calvaire, largement arrosé au picrate et à la bière.
— D’où tenez-vous ces certitudes ? demanda-t-il.
— Notre région n’est pas bien grande. Tout se sait. D’ailleurs, à l’époque, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de soigner Nathalie. Elle et son mari vivaient dans des conditions… abominables. Misère, alcool, violence… C’était assez effrayant. Dès sa naissance, les services sociaux leur ont repris l’enfant.
Tout se sait. Corso se prit à espérer beaucoup plus.
— On a identifié le violeur ?
— Il y a eu des rumeurs. On a parlé d’un voyou errant, une sorte de bête sexuelle qui rôdait sur la frontière et qui avait déjà eu des ennuis avec la justice plus au sud. Les informations ne sont jamais précises dans ces cas-là. Les gendarmes parlent au café, leurs propos sont répétés, déformés, on aboutit à de véritables mythes…
Le bourdonnement au fond de ses tympans, de plus en plus fort.
— Si Sophie et Hélène étaient des demi-sœurs, ce violeur était aussi le père de Sophie…
— Absolument. Encore un truc que tout le monde savait.
Pour un flic, la province, avec ses commérages et ses chuchotements, était du pain bénit.
— Wow wow wow, fit-il pour ralentir la machine. Vous voulez dire que vous savez aussi qui était la mère de Sophie ?
Emmanuelle Cohen reprit ses pas silencieux. Sa longue silhouette semblait ne rien peser sur le lino.
— Un accouchement sous X au CHI de Pontarlier ? Tout le monde était au courant. Les infirmières ne savent pas tenir leur langue.
Corso songea à sa propre naissance et à cette idée sur laquelle il avait fondé toute sa vie : il était impossible de connaître l’identité de sa mère. Sa naissance avait valeur de secret absolu. Tu parles. Plutôt une manière de se protéger…
— Qui était la mère de Sophie ? demanda-t-il brutalement.
— Je ne me souviens plus de son nom. Une serveuse d’une vingtaine d’années. Elle travaillait dans un routier, sur la départementale qui mène à Morteau. Violée elle aussi. Elle a porté plainte, je crois. Y a eu une enquête, qui n’a rien donné.
— Mais selon vous, le violeur était le même que celui de Nathalie ?
— Sans doute. Je me souviens que la description cadrait. Un type malingre, à qui il manquait des dents. Les gendarmes s’étaient focalisés sur un homme qui sillonnait la région et qui correspondait au profil du voyou dont je vous ai parlé. Mais l’enquête a tourné court. Le type n’avait pas d’alibi mais les filles ne l’ont pas reconnu. Ou n’ont pas voulu le reconnaître.
Le bourdonnement était devenu la rumeur qui succède à une explosion. Corso avait l’impression d’être sourd. Le blast, disent les Anglais…
— Vous vous souvenez d’un détail ? parvint-il à demander. D’un indice qui aurait orienté l’enquête ?
— Oui. On parlait à l’époque des liens que le violeur avait faits. Un nœud spécial, un truc de scout, je sais pas quoi. Tout le monde fantasmait sur cette signature étrange… Mais, encore une fois, ce que je vous raconte, ce sont des bruits de comptoir, des ragots qui se répétaient dans les troquets de la frontière. Rien de très sérieux.
Corso n’entendait vraiment plus rien, comme si la pression avait fait éclater ses tympans. Explosés par la vérité qui se levait depuis un moment et qui venait de s’abattre sur sa conscience comme un monstrueux tsunami sur une ville portuaire.
Sophie Sereys et Hélène Desmora étaient les filles de Philippe Sobieski.
Cette révélation fut comme un centre de gravité très puissant qui attira tout le reste : le temps, l’espace, la pensée… Quand il revint à un état de conscience raisonnable, il se rendit compte qu’il était seul sous le préau avec le grand sapin qui lui faisait toujours de l’œil.
Emmanuelle Cohen était partie, sans doute depuis longtemps. Elle l’avait salué et il lui avait répondu par simple réflexe.
Soudain, des pas chuintants sur le lino rouge.
— Vous êtes encore là ?
Brigitte Caron, en survêtement et pantoufles.
Tout ce que Corso trouva à répondre, ce fut :
— Je peux dormir ici ?
97
Ni le sommeil ni la mort.
Quelque chose de noir, de moite, de profond.
Quand Corso se réveilla tout habillé, il ne savait plus où il était ni même qui il était. Il lui fallut plusieurs minutes pour remettre tout à l’endroit et se souvenir qu’il avait passé la nuit au foyer de l’enfance de la Motte-Sassy. On lui avait gentiment ouvert une chambre inutilisée, il avait dormi dans un lit superposé, celui du haut, s’il vous plaît.
Maintenant, le coup de théâtre de la veille lui revenait.