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Hallucinant et incompréhensible. Les deux premières victimes du bourreau du Squonk étaient les filles de Philippe Sobieski, l’auteur présumé de ces meurtres, justement.

Corso chancela jusqu’au lavabo et se passa la tête sous l’eau froide. Peut-être espérait-il effacer tout ça ou à l’inverse trouver subitement un ordre naturel et logique à ces éléments incohérents.

Le visage trempé, il s’observa dans la glace : il ne se reconnut pas. Pas rasé, rongé par l’anxiété, l’œil vitreux. Il avait l’impression d’avoir traversé une espèce de voile invisible pour rejoindre une dimension surréaliste de l’existence — ou bien au contraire d’avoir évolué jusqu’ici complètement à côté de la vérité.

Reprenons. Claudia Muller avait tué Sophie Sereys et Hélène Desmora — et tant qu’on y était, Marco Guarnieri. Elle avait couché avec un pauvre mec de l’IJ afin que personne n’apprenne que les deux premières victimes étaient demi-sœurs. Ensuite, elle avait fait en sorte que Sobieski soit inculpé et condamné pour les meurtres de ses propres filles.

Pas mal d’infos, certes, mais auxquelles il manquait toujours le principal : le POURQUOI. C’était une vengeance, aucun doute, mais pas la queue d’un mobile en vue. Voulait-elle venger des mères violées ? leurs filles qui avaient grandi sans repères ? On ne venge pas une femme en l’assassinant. Sans compter l’ultime absurdité : en admettant que Claudia ait voulu châtier le peintre-faussaire, pourquoi s’être ensuite suicidée en imitant le mode opératoire du tueur et en innocentant du même coup Sobieski ? Pourquoi avoir voulu mourir en détruisant le piège accusateur qu’elle avait elle-même construit ?

Corso ne prit pas de petit déjeuner. Il ne salua pas Brigitte Caron non plus. Il se contenta d’appeler un taxi, sans s’être lavé ni changé, et partit comme un voleur, avec son Mac sous le bras. Froissé, crasseux, il se fit conduire à la gare de Pontarlier, toujours sous la neige, puis il se rendit en train à Genève et prit directement un taxi pour l’aéroport. Il suivait désormais une idée bien précise.

Un coup de fil à Émiliya d’abord — tout allait bien du côté de Thaddée — puis à Barbie, afin que quelqu’un sur Terre au moins sache où il était.

— Qu’est-ce que tu fous ? aboya la fliquette, en vraie chef de groupe, à la fois autoritaire et protectrice.

— Je suis en route pour Vienne. Je vais voir les parents de Claudia.

— C’est quoi ce nouveau délire ?

Elle ne lui laissa même pas le temps de répondre, déblatérant aussitôt son sermon. Ça aussi, c’était du pur « chef de groupe ».

— Faut que tu te sortes de cette histoire, Corso. Laisse-nous faire et passe à autre chose.

— Où vous en êtes ?

— Nulle part.

— Ça donne vachement envie de vous laisser vous débrouiller.

— Pourquoi ? fit-elle avec agressivité. T’as mieux à proposer ?

— Peut-être.

— Quoi ?

— Je te rappelle de là-bas.

— Non, attends.

— Quoi ?

— T’es au courant pour Lambert ?

— Non. Qu’est-ce qui se passe ?

— Il s’est fait flinguer hier soir dans sa voiture, à Saint-Denis. Trois balles à bout portant par deux motards.

Corso se souvint de l’avertissement de Catherine Bompart : « Tu sais qu’Ahmed Zaraoui a été libéré ? » Le dealer était passé aux représailles.

— On sait qui a fait le coup ?

— On a tout de suite pensé à Zaraoui mais il a un alibi.

— Il a pu foutre un contrat sur Lambert.

Barbie n’ajouta pas un mot. Ce silence signifiait : un autre doit être sur ta tête. Son ex-adjointe, comme Bompart, n’avait jamais été dupe de cette histoire : elle savait que Corso avait participé à la fusillade de Pablo-Picasso. Le tout était de savoir si Zaraoui le savait lui aussi.

Corso raccrocha avec indifférence. Il n’avait tout simplement plus la place dans sa cervelle pour prendre en charge une nouvelle menace. Seul le dossier du Squonk comptait.

Une fois à l’aéroport de Genève-Cointrin, il fonça en direction des départs et se trouva un vol pour Vienne sur Easyjet à 14 heures. Il patienta en errant parmi les boutiques, stoppant parfois au bar pour boire un café. Enfin, il embarqua, se coinça près d’un hublot et se ferma au monde extérieur. Problème, son monde intérieur n’était pas folichon non plus. Il ne pouvait se raccrocher qu’à une seule hypothèse : il s’était passé quelque chose dans l’existence de Claudia Muller qui l’avait transformée en bras vengeur. Et ce « quelque chose » était lié à Sobieski.

Quand il atterrit à Vienne aux alentours de 16 heures, la nuit tombait déjà. À Londres, l’année précédente, le décor, avec ses devantures dorées et ses bus vermillon, lui avait fait penser à un magasin de jouets. À Vienne, fin décembre, on était carrément au pays du Père Noël : scintillements précieux, tramways rouges et angelots cuivrés…

Vienne vendait d’ailleurs cette image. C’était la ville où les enfants chantent en chœur, où les hommes chevauchent des lipizzans blancs, où le destin des femmes se joue sur une mesure à trois temps, lors de l’Opernball

Tassé au fond de son taxi, frigorifié, il contemplait distraitement les palais, les sculptures, les fontaines à naïades qui défilaient… Toute une architecture baroque, alambiquée comme un château de Walt Disney, clinquante comme une gourmette de mac russe. La neige n’était pas là, mais on l’attendait de pied ferme.

Corso connaissait la ville. Il l’avait visitée avec Émiliya, au temps où leur histoire n’était pas encore asphyxiée par leurs jeux SM. Ils y étaient allés en amoureux, bras d’ssus, bras d’ssous, s’étaient baladés en Fiaker, avaient compté les horloges, profité jusqu’à la nausée des musées, des concerts, des strudels…

— C’est encore loin ? demanda-t-il en allemand. (Émiliya lui en avait appris les rudiments.)

— On arrive.

Barbie avait fini par lui lâcher l’adresse des Muller, sur Himmelpfortgasse. Un colossal bâtiment de pierre blanche, agrémenté d’un immense portail prévu pour des fiacres à plusieurs étages.

Quand il s’engagea dans l’escalier, il repéra les détails — taille des marches, rampe de bois verni, butoirs de porte dorés — qui révélaient l’intimité réelle de la ville. Pour Corso, l’intérieur des immeubles, c’était comme le dessous des jupes des filles. Le moment de vérité, où on surprenait la vraie nature des choses.

Il monta sans bruit et sonna à une porte imposante, laquée beige. Il attendit au moins deux minutes, comme on attend en haut d’un plongeoir. Quand la porte s’ouvrit, il réalisa l’ampleur de son erreur. Le père de Claudia se tenait devant lui, visage verrouillé, en pull en V et pantalon de velours.

— Que venez-vous faire ici ?

Franz Muller s’exprimait dans un français impeccable, mais avec un léger accent supérieur, du style : « Je parle votre langue et vous ne parlez pas la mienne. Je possède vos codes mais vous ne comprendrez jamais les miens. »

— Je voulais vous poser quelques questions sur votre fille. L’enquête continue et…

— Cassez-vous.

L’Autrichien maniait suffisamment bien le français pour savoir quand et comment une petite sortie de route est la bienvenue. Corso s’inclina. Non seulement il n’obtiendrait pas la moindre réponse mais il pourrait bien aussi dévaler les marches sur le cul.

Au passage, il remarqua que le versant austère de la beauté de Claudia venait de son père. Front bombé, pommettes dures, pupilles en clair-obscur… La partie supérieure du visage était le siège des passions, l’inférieure celui des affaires courantes. Les Muller père et fille séduisaient par le regard, se faisaient obéir par la voix.