Mathieu Veranne habitait rue du Docteur-Blanche. Pour tout flic, cette adresse résonnait de manière funeste. C’était là que le 14 janvier 1986, une opération de police impliquant la BRB et la BRI avait mis en déroute le gang des Postiches (une banque se situait au 39), avant de virer au fiasco, avec cadavres sur le trottoir, fuite des casseurs, prise d’otages puis fronde historique des flics exigeant le limogeage du commissaire soupçonné d’être responsable du carnage.
Le 19 de la rue était un de ces immeubles rectilignes et sans fioritures qui avaient fleuri dans les années 50–60 à Paris, notamment dans le XVIe. Après la grille basse, une cour ouverte offrait deux curiosités : un bassin de céramique turquoise aux lignes sinusoïdales et une sculpture-fontaine de résine noire en forme de gant de boxe.
Corso adorait ces détails qui renvoyaient au modernisme d’un autre temps. Il leva les yeux sur le bâtiment : onze étages, une cinquantaine de logements serrés comme des sucres dans leur boîte rectangulaire. Une construction hiératique posant sur le quartier un regard hautain et indifférent.
Ils franchirent le seuil. Le plus beau était à l’intérieur. Le hall, d’un seul tenant, s’ouvrait sur toute sa largeur sur des jardins et donnait l’impression que l’immeuble reposait sur du vide. Ici, tout miroitait : les portes vitrées de l’entrée qui se reflétaient dans celles du parc, le sol de marbre rutilant, les boîtes aux lettres plaquées aluminium…
Inexplicablement, ce tableau lui parut de bon augure : une telle grâce, une telle transparence devaient leur offrir une révélation — une claire-voie dans les ténèbres.
9
Mathieu Veranne était un grand échassier d’une cinquantaine d’années. Chevelure argentée, gueule osseuse, tout en sinuosités. Des dents de cheval, des yeux globuleux, avides, attentifs. Ses lèvres épaisses étaient comme suturées aux commissures par un rictus crispé. Quand il riait, c’était pire : toutes les dents étaient invitées au balcon pour un « hourra ! » féroce et carnassier.
Corso était toujours troublé lorsqu’il croisait un personnage qui avait la gueule de l’emploi. Il savait qu’il ne devait pas s’y fier mais tout de même, il aimait, quand elle était avérée, cette forme de franchise.
Mathieu Veranne avait une tête de satyre.
Il les fit entrer dans une vaste salle au plafond bas, aux murs lambrissés. L’ameublement paraissait être resté dans son jus depuis les années 60 mais Corso devinait qu’il s’agissait au contraire de pièces authentiques rachetées à prix d’or. Comme pour confirmer la valeur de l’ensemble, une grande toile signée Jean Arp se déployait sur le mur faisant face à la baie vitrée.
Un élément tranchait dans cette cohérence : une Japonaise d’une vingtaine d’années, un sac Eastpak sur les genoux, était assise au fond d’un siège de lainage jaune en forme de tulipe. Pas spécialement jolie ni apprêtée, elle ressemblait à une lycéenne qui aurait pas mal redoublé.
Concentrée sur son téléphone — on percevait le bruit nasillard d’un jeu —, elle ne daigna pas lever les yeux vers les nouveaux venus. Veranne ne jugea pas bon de la présenter.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il en s’installant dans un canapé capitonné de cuir rouge.
Ils se contentèrent de fauteuils Egg.
— Vous avez entendu parler du meurtre de la strip-teaseuse Nina Vice ?
— Bien sûr, fit-il en croisant les jambes et en balayant d’un geste désinvolte une poussière sur son pantalon. Je connais la boîte.
Aisance, décontraction : Veranne leur accordait un moment, voilà tout.
— Nous n’avons jamais diffusé les photos du corps à la presse. La victime était ligotée avec ses sous-vêtements d’une manière particulière.
Barbie sortait déjà les tirages de la scène d’infraction. Elle les disposa sur la table basse à la manière d’un jeu de cartes.
Veranne se pencha et observa les images sans broncher. Pas un mot sur les blessures au visage. Pas un signe trahissant la moindre émotion. Corso aurait bien aimé le voir à l’œuvre, avec ses mètres de corde et son fouet claquant sur des jeunes femmes nues en suspension.
Enfin, Veranne décroisa les jambes et saisit tour à tour les clichés.
— Ça vous dit quelque chose ?
Il fit une moue lascive, exagérée encore par l’épaisseur de ses lèvres. La Japonaise, toujours assise dans son coin, paraissait totalement absorbée par son portable — on discernait toujours le zzz-zzz agaçant du jeu.
— Ça pourrait évoquer une des positions les plus dangereuses du shibari : ushiro takate kote shibari turi.
— En quoi ça consiste ?
— On attache sa partenaire les mains dans le dos et on la maintient dans cette position en suspension. On peut aussi lui relier les chevilles aux poignets comme sur vos photos. On l’assure évidemment, sinon les membres céderaient sous le poids du corps.
— Regardez les nœuds avec attention. Que pouvez-vous en dire ?
— Ce sont des musubime, des « nœuds fermés », plutôt rares dans le monde du shibari. Trop dangereux.
— Excusez-moi, je ne comprends pas.
— Un nœud fermé est difficile à défaire. Plus le sujet s’agite, plus la ligature se resserre. Au contraire, un nœud ouvert se défait aisément, pour peu qu’on tire sur une des extrémités de la corde.
— Y a-t-il une discipline où on a recours aux nœuds fermés ?
Veranne haussa les épaules.
— Ça nous renverrait à une technique beaucoup plus ancienne, le hojojutsu, apparue au XVe siècle au Japon. À cette époque, ligoter un prisonnier était un véritable mode d’expression. À chaque crime correspondait une méthode spécifique. En voyant un supplicié, on pouvait deviner quelle était sa faute. Cet art martial était pratiqué par les samouraïs et les hommes de loi. C’est le zainin shibari (le « shibari des coupables »).
Corso observait Barbie du coin de l’œil : elle écoutait béatement. Cette expression d’admiration l’énerva, d’autant plus qu’ils s’éloignaient pas mal de leurs affaires.
— Plus tard, continuait Veranne, pendant l’ère Edo, on a commencé à utiliser ces techniques pour le plaisir. La corde est devenue une discipline purement esthétique, le « wasa », au même titre que la calligraphie ou l’art du thé. Au XVIIe siècle, il existait plus de cent cinquante écoles différentes dans ce domaine…
Corso interrompit le cours d’histoire :
— Selon vous, le meurtrier possède les rudiments d’une de ces techniques ?
— Aujourd’hui, il suffit de se renseigner sur Internet pour ligoter proprement sa partenaire.
Le flic eut une autre idée :
— Selon votre technique ancienne, là, chaque manière de ligoter désignait un crime spécifique. Les liens de notre victime pourraient-ils faire référence à une faute, un acte répréhensible en particulier ?
— Pas à ma connaissance. Il faudrait consulter des ouvrages historiques… Ce que je peux dire, c’est qu’il s’agirait alors d’une peine capitale. Quelle que soit l’école de shibari, attacher les poignets du prisonnier dans le dos en les reliant à ses chevilles est une des techniques les plus douloureuses. Aujourd’hui encore, on ne compte plus les accidents survenus avec ce genre de fantaisies mal maîtrisées et…