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Les faits se glissaient finalement sans difficulté dans la chronologie. Durant les années 80, Sobieski avait sévi entre la France, la Suisse et l’Italie. Il avait séduit, couché, violé. Il avait distribué sa semence au fil d’une errance qui s’était achevée avec le meurtre de Christine Woog.

— À cette époque, votre mari était au courant de la situation ?

— Non. Seuls nos parents avaient agi en connaissance de cause. Franz n’était qu’un étudiant prétentieux et docile.

— Et Claudia ?

— On peut tromper un mari, sourit-elle. C’est même fait pour. Mais on ne peut pas tricher avec un enfant. Claudia a toujours senti que quelque chose clochait, qu’un mensonge planait. Elle n’a d’ailleurs jamais été une petite fille équilibrée. À 7 ans, elle a fait sa première dépression. La suite de son enfance n’a été qu’une longue suite de problèmes. Anorexie, automutilations, drogue, alcool…

Tout en l’écoutant, le flic se souvint qu’il avait trouvé une ressemblance entre Claudia et Franz. Toujours autant de flair, Corso…

— Finalement, quand elle a eu 20 ans, j’ai décidé de lui raconter toute l’histoire…

— Comment a-t-elle réagi ?

— D’une manière inattendue, ou au contraire très attendue, je ne sais pas. Elle a décidé de faire du droit et de défendre les pires causes des tribunaux. Elle a pris fait et cause pour le mal sous toutes ses formes. Peut-être qu’à travers ce combat, elle légitimait les actes de son père et aussi sa propre naissance.

Corso pensait tout le contraire. Claudia n’avait jamais été du côté de Sobieski. Elle avait au contraire décidé, dès qu’elle avait été affranchie, de le détruire à jamais — sa vengeance serait son unique raison de vivre.

Elle était devenue avocate, experte du crime et du mensonge, spécialiste de la loi et de la meilleure façon de la contourner. Pas pour défendre les criminels mais pour passer aux actes elle-même.

Elle voulait tuer son père biologique.

Elle voulait tuer sa progéniture.

Elle voulait se tuer elle-même.

Le degré de haine de Claudia était sidérant : il lui fallait éliminer le monstre mais aussi son sang, son sillage — ses enfants. Une opération d’extermination radicale.

— Elle a tenté de voir Sobieski en prison ?

— Non. Elle a simplement migré en France pour faire des études de droit. Elle a décidé de s’occuper des assassins dans le pays de Sobieski. À croire qu’elle savait qu’un jour elle le défendrait…

Tu m’étonnes.

— Elle vous parlait de lui ?

— Rarement. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle pensait de lui mais j’ai senti qu’elle était fière quand il est devenu un peintre célèbre.

— Pensez-vous qu’elle lui ait dit la vérité lorsqu’elle a accepté de le défendre ?

— Je ne pense pas, non. Mais il n’y a plus aucun moyen de le savoir.

Martha regarda sa montre. Elle avait lâché son scoop, elle avait fait une sorte de fugue hors de son monde policé. Maintenant, elle devait rentrer dans son appartement cossu, auprès de son mari autoritaire, soigner son chagrin et oublier ses vieux mensonges.

— Vous parlait-elle de Sophie Sereys ? d’Hélène Desmora ?

— Ce sont les noms des autres victimes, non ? (Corso acquiesça d’un signe de tête.) Pas vraiment. À l’époque du procès, elle ne trouvait même plus le temps de nous appeler.

— Marco Guarnieri ?

— Jamais entendu ce nom. Pourquoi nous aurait-elle parlé de ces gens-là ?

Parce que vous appartenez tous à la même putain de famille.

Corso paya l’addition.

Un peu de lèche pour la route :

— Merci madame, c’est très courageux de votre part de m’avoir parlé.

— Mais vous croyez que cela peut vous servir ?

— Cela me permet d’y voir plus clair en tout cas.

Soudain, Martha quitta sa morgue pâlichonne et attrapa les deux côtés de la table.

— Je vous ai dit ce que je savais, fit-elle en se penchant vers Corso. Maintenant, dites-moi où vous en êtes, vraiment.

Corso la considéra quelques secondes et décida une nouvelle fois qu’elle ne pourrait pas encaisser la vérité. Le machiavélisme de sa fille. Le carnage auquel elle s’était livrée. L’ampleur de sa vengeance… Personne n’était prêt à entendre un truc pareil.

— Malheureusement, nous ne savons rien de plus. Nous ignorons pourquoi le tueur a choisi ces filles en 2016 et pourquoi il s’en est pris à Claudia aujourd’hui.

— Mais Sobieski n’a jamais été impliqué dans cette série de meurtres ?

— Jamais, non. Je me suis trompé sur toute la ligne. Je crois que le véritable tueur est un être dévoré par la haine et qu’il a voulu se venger de Sobieski en l’impliquant dans les meurtres qu’il avait lui-même perpétrés.

— Pourquoi dans ce cas s’en est-il pris à Claudia ?

— Parce que justement elle défendait Sobieski.

Martha recula sur sa chaise, comme renvoyée soudain à son deuil — à cette fatalité d’avoir eu toute son existence liée à un pur salopard qu’elle n’avait fait que croiser une nuit à 18 ans.

— Nous allons le trouver, Martha. Je vous le jure. Nous allons l’arrêter et le juger.

Sur ces mots solennels, il se leva et sortit de la pâtisserie. Il n’avait jamais menti aussi pleinement, aussi intensément, de toute sa vie. Parce qu’il savait qu’il ne révélerait jamais, même s’il la découvrait complètement, la vérité.

Il voulait achever de faire la lumière sur le cas Sobieski, mais c’était pour mieux l’enterrer et le renvoyer aux ténèbres éternelles.

99

En quelques heures, il avait recueilli des histoires, des rumeurs, des témoignages. Il voulait maintenant des faits scientifiques. La comparaison des ADN de Philippe Sobieski, Sophie Sereys, Hélène Desmora, Claudia Muller et Marco Guarnieri (il n’en doutait plus maintenant : « Narco » faisait partie de la famille) scellerait tous ces éléments. Bonne nouvelle, il savait qui appeler pour ce travail d’analyse en loucedé : Philippe Marquet, le complice malgré lui de Claudia la fratricide.

Sur les motivations de l’avocate, il faudrait se contenter d’hypothèses. Imaginer l’existence torturée de cette femme qui s’était toujours sentie illégitime. Le fruit d’un crime, un caillot de cellules né d’une pulsion malade. Claudia n’avait jamais été heureuse ni équilibrée. En lui révélant la vérité, sa mère lui avait offert enfin une cohérence, mais à rebours, quelque chose qui trouverait sa résolution dans la destruction et la mort.

Mains dans les poches, tête sous la neige, Corso se mit en quête d’un hôtel, petit, pas cher, invisible. Il s’enfouit dans une chambre comme un animal dans son terrier, puis il appela Philippe Marquet. Pas de réponse. Il lui laissa un message d’urgence et ouvrit son ordinateur. Il consacra une heure à tout écrire — ce qu’il avait compris, ce qu’il avait deviné, ce qu’il ressentait à l’intérieur de sa chair.

Claudia était cinglée mais pas si étrangère à lui-même. Il connaissait la douleur de n’être pas bien né et de ne posséder, en guise d’origines, qu’un trou noir. Il avait choisi de mettre une dalle sur ce gouffre. Elle avait opté pour la démarche inverse : soulever la pierre et regarder le fond de l’abîme.