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23 heures. Nouveau message à Philippe Marquet puis retour au boulot. Corso tapait sur son clavier dans une sorte de transe. De temps à autre, il s’arrêtait pour contempler l’ampleur de l’horreur. Il imaginait Sobieski en train de coucher avec ses propres filles — il était certain que Claudia avait tout manigancé pour qu’il les rencontre. Il la voyait, elle, leur foutre la tête dans un étau, leur ouvrir les joues, leur enfoncer la pierre au plus profond de la gorge… Ou encore immergeant Marco Guarnieri au pied de la Black Lady. Puis il la revoyait se battre à la barre pour innocenter Sobieski alors qu’elle attendait dans le même temps que quelqu’un analyse le sang sur ses toiles, le sang qu’elle avait elle-même placé.

Ce qui le fascinait le plus, c’était la mise en scène inspirée par Goya. Claudia avait enquêté des années sur Sobieski. Elle connaissait ses talents de faussaire. Elle l’avait épié et elle avait deviné qu’il avait peint les trois Pinturas rojas. Alors elle avait choisi de les prendre pour modèles. Afin de confondre le peintre mais aussi pour crier sa propre rage. Ce cri abominable, c’était son cri à elle. Le cri d’une créature qui avait organisé la fin de son propre monde avec un machiavélisme unique.

Et dire qu’il trouvait Émiliya dangereuse…

Sur le coup de minuit, Corso reçut des nouvelles des flics de Blackpool. À sa demande, les gars avaient fouillé plus avant le passé de Marco Guarnieri. Sans surprise, il apprit que l’enfant n’avait jamais connu son père et que des rumeurs allaient bon train sur ses origines : quelque chose de violent et de non désiré… Marco était né à Aoste en 1983. Exactement l’époque où Sobieski rôdait dans les parages. On pouvait donc raisonnablement l’ajouter à la liste noire. Claudia avait dû écumer les archives de Franche-Comté, du Jura, de Neuchâtel, de la Vallée d’Aoste, interroger des milliers de personnes, sonder le passé de ces zones pour retrouver chacune des victimes de Sobieski — et le produit de chaque viol…

Corso dut se résoudre à arrêter. Il ne voyait plus rien, la fatigue lui cognait le front et il ne comprenait plus ce qu’il écrivait. Arc-bouté sur le minuscule comptoir qui essayait de se faire passer pour un bureau, il se tourna vers le lit qui lui tendait les bras. Dormir seulement quelques heures et attraper le lendemain le premier vol pour Paris…

À cette idée, il réalisa que Marquet n’avait toujours pas donné signe de vie. Putain. Il téléphona à nouveau et, cette fois, le gars de l’IJ répondit à la deuxième sonnerie.

— Jamais tu rappelles ?

— J’ai pas pu.

— J’ai besoin de toi demain matin.

— Je… Qu’est-ce que vous voulez ?

— Lancer une comparaison génétique entre tous nos échantillons.

— Lesquels ?

— Joue pas au con. Je sais que tu as gardé chaque fragment.

— Mais… mais vous voulez les comparer à quoi ?

Les noms de « Sobieski » et de « Claudia Muller » produisirent leur effet. Marquet avait l’air totalement dépassé. Corso espérait que ce demi-sel allait finir le boulot avant de lui claquer entre les doigts.

Mais il sentait autre chose — Marquet paraissait au trente-sixième dessous.

— Qu’est-ce qui se passe ? finit-il par demander.

— C’est le cimetière.

— Quoi, le cimetière ?

— Celui de Passy…

Il fallait vraiment lui arracher chaque mot.

— Eh bien quoi ?

L’autre grommela dans le combiné.

— Parle distinctement, merde ! hurla Corso.

— Je suis allé me recueillir sur la tombe de Claudia aujourd’hui.

— Et alors ?

— Et alors ? répéta-t-il soudain plus fort. Y avait plus de tombe !

100

— Il s’agit d’une exécution testamentaire.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Mme Claudia Muller avait rédigé un testament olographe d’une grande précision, déposé chez maître Rogier, notaire boulevard Malesherbes.

Corso se trouvait au service de la conservation du cimetière de Passy, une petite pièce qui ressemblait à une station de chemin de fer, située près du monument aux morts de l’entrée. Une sorte de sanctuaire parmi d’autres mais à l’intérieur duquel on était encore bien vivant. Pas la grosse frénésie : deux bureaux placés l’un en face de l’autre, comme celui d’un juge et de sa greffière. Là, on comptait les morts et on consignait les dernières volontés de futurs pensionnaires.

Après la révélation de Marquet, Corso avait éteint la lumière, dormi comme après une biture, pris un avion au jugé et atterri à Paris sur le coup de midi. Il avait récupéré sa Polo puis filé directement au cimetière de Passy pour arracher une explication de ce nouveau coup de théâtre : la tombe de Claudia Muller s’était volatilisée.

Le responsable (à la vue du badge de Corso, il avait aussitôt sorti le dossier de Mme Muller) lui tendait maintenant les documents. Stéphane craignit de ne rien comprendre mais les consignes étaient claires. Les dernières volontés de Claudia stipulaient que son corps devait, dès le lendemain de l’inhumation prévue par ses parents, être transféré au cimetière parisien de Thiais.

— Pourquoi Thiais ? demanda Corso en relevant les yeux.

— Aucune idée. Mais le notaire nous a envoyé des directives explicites.

L’homme manipulait des documents, des cartes, des factures — on aurait dit un plan de bataille mais il ne s’agissait que de la dernière demeure de Claudia.

— Mme Muller y avait fait construire un mausolée.

Corso connaissait le cimetière de Thiais, situé dans le Val-de-Marne. Ouvert dans les années 30, ce site était connu pour proposer des concessions gratuites, qui accueillaient les cadavres des plus démunis. Thiais, c’était le cimetière des clodos, des oubliés, des sans un… Corso en savait quelque chose : il s’était occupé d’y faire inhumer les 57 victimes parisiennes de la canicule de 2003 dont les dépouilles n’avaient pas été réclamées.

— Je peux avoir le numéro de sa concession ?

— Bien sûr. (Ses mains papillonnaient toujours autour du sinistre dossier.) C’est près des 104e et 105e tranchées.

Ces numéros désignaient justement les rangées gratuites. Des tombes individuelles s’y alignaient sans la moindre fioriture. Pourquoi Claudia avait-elle voulu reposer là-bas ? Que signifiait encore cet épilogue ?

— Qui a organisé le transfert du corps ?

— Les pompes funèbres ont été payées sur l’héritage de Mme Muller. Tout est en règle.

Claudia avait absolument tout prémédité. Ses meurtres. Son procès. Son suicide. Son dernier repos.

— Tenez, fit le préposé en lui tendant une autre feuille, le plan du cimetière si vous voulez aller vous y recueillir.

Il avait tracé une croix sur la carte, exactement comme les concierges des hôtels quand ils vous indiquent un bon restaurant dans une ville que vous ne connaissez pas.

Corso prit le document et posa une dernière question :

— Y a-t-il quelqu’un d’autre inhumé dans ce caveau ?

L’homme feuilleta encore ses liasses.

— Je ne possède pas les noms mais, vu la superficie du mausolée, elle ne doit pas être seule à l’intérieur.