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Corso récupéra sa voiture et fila sur les quais jusqu’au pont du Garigliano, où il attrapa le boulevard périphérique. Porte de Vanves, il enchaîna sur l’autoroute du Soleil en direction de Rungis. Pas de soleil à l’horizon mais une circulation fluide.

Tous ses espoirs convergeaient maintenant vers le cimetière — sans raison, il se disait que Claudia lui donnait rendez-vous là-bas. Elle se doutait qu’il découvrirait la vérité et que cette vérité le mènerait au cœur du carré des indigents.

Il sortit à la bretelle de Rungis. Alors que le morne paysage de banlieue défilait, il songeait à Sophie Sereys qui jouait à faire souffrir son corps, à Hélène Desmora qui couchait avec des morts, à Marco Guarnieri qui dealait à l’ombre des montagnes russes de Blackpool… Il était quasiment certain que Claudia Muller avait fait transférer leurs corps dans son sanctuaire.

Elle avait fait bâtir un caveau pour sa famille maudite — ce clan qu’elle avait décimé et qui, selon elle, n’avait pas le droit de vivre. Avait-elle aussi fait venir la dépouille de Philippe Sobieski ? Non, le peintre, dans l’univers infernal de Claudia, était l’ennemi, le monstre honni, le responsable de leur malheur.

Corso réalisa qu’il touchait au but — il était en train de longer les claustras de pierre qui enserrent le gigantesque cimetière de Thiais. Enfin, il parvint au dernier rond-point avant l’arc de triomphe, rectiligne et sobre, qui forme le portail central. Tout à coup bien réveillé, il cadra à la fois le mur à claire-voie sur sa gauche, le porche qui lui tendait les bras — et quelque chose qui n’allait pas. Un détail qui accrochait son inconscient et allumait une alarme réflexe.

Le signal se trouvait dans son rétroviseur extérieur gauche.

Cent mètres derrière lui, deux motards chevauchaient une cylindrée puissante noire. Il n’y connaissait rien en motos mais la ligne de l’engin, la position des deux hommes voûtés sur le réservoir lui rappelèrent la bécane d’un collègue de la BRI, une Ducati Monster Dark, un machin de frimeur qui portait bien son nom.

Une milliseconde plus tard, Corso remarqua que le passager tenait un objet facile à identifier, même à cette distance : un Uzi Pro, célèbre pistolet-mitrailleur israélien capable de tirer mille coups par minute.

Le temps de réaliser le danger, les agresseurs étaient parvenus à sa hauteur. Corso ouvrit sa portière à toute volée, frappant de plein fouet la moto. Le pilote perdit le contrôle et alla buter contre le rail central en béton, tandis que Corso partait en dérapage du côté opposé.

Sa voiture pivota sur elle-même alors qu’il tournait frénétiquement son volant pour tenter de la redresser. Un tour, deux, trois… Enfin, la Polo vint frapper la barrière de sécurité et s’arrêta net, dans un bruit de moteur éreinté.

Ahmed Zaraoui. Après Lambert, c’était son tour. S’il n’avait pas été prisonnier de son obsession, il aurait pris des mesures préventives, au lieu de ça, il n’y avait pas pensé une seule fois.

Un geste à sa ceinture lui suffit pour se souvenir qu’il avait changé de vie, qu’il ne portait plus de calibre depuis longtemps, qu’il appartenait désormais à la caste des gratte-papier, des quidams inoffensifs qu’il fallait protéger des méchants.

Dans son rétro, il vit que la Ducati était passée de l’autre côté de la glissière de sécurité. Renversée sur le sol, elle bloquait la circulation. Le pilote, sous le bolide, cherchait à se dégager, alors que son passager, combinaison zentaï et casque intégral noirs, s’avançait en boitant vers la barrière centrale. Avec difficulté, il l’enjamba et marcha vers la Polo. Tenant toujours son Uzi, il tendit le bras et déchargea une première rafale. La vitre arrière éclata.

Couché sur le siège passager, Corso redémarra, débraya et enclencha la marche arrière de la main gauche. Puis, il embraya et accéléra, jambes tendues à l’oblique, dans une position de contorsionniste. Il ne voyait rien et ne savait pas où était le tireur.

Un choc le renseigna. Le motard, percuté de plein fouet, vola au-dessus de la bagnole et retomba sur son toit avant de rouler sur le capot, tandis que la Polo continuait sa marche arrière, raclant son aile sur le béton du rail central. Corso venait de gagner quelques secondes de survie.

Couvert de débris de verre, il se redressa, débraya de nouveau et engagea la marche avant. Le tireur se relevait déjà, braquant la gueule noire du pistolet-mitrailleur. Il cracha une deuxième rafale avant d’être à nouveau percuté. Cette fois, il ne passa pas au-dessus du véhicule mais dessous, fauché aux jambes.

Corso accéléra, sentant le corps du tueur passer sous ses roues. Quelques mètres plus loin, il pila — il ne réfléchissait pas, ne respirait pas, seulement cramponné aux quelques manips qui pouvaient lui sauver la vie. Coup d’œil au rétro : dix mètres derrière, le tireur ne se relevait pas. Il réenclencha la marche arrière et fonça droit sur le corps allongé. Il le poussa jusqu’à la barrière puis, manœuvrant à la sauvage, lui roula sur la tête.

Bientôt, il se retrouva bloqué par la rampe, sa roue gauche arrière montée sur le parapet. Mains crispées sur le volant, visage tailladé, il essaya d’ouvrir sa portière. Impossible. La balustrade l’en empêchait. Il déverrouilla sa ceinture de sécurité et tenta de se déplacer vers la droite.

À cet instant, les vitres de gauche volèrent en éclats, l’habitacle se remplit encore de fragments de verre. Il n’eut que le temps d’ouvrir la portière passager et de rouler sur le sol. Le conducteur de la moto était parvenu à se dégager de son engin. L’un des deux était-il Zaraoui ? Probablement non. Des hommes de main. Des voyous qui, heureusement, tiraient comme des cloches.

Corso rampa jusqu’à l’arrière de la bagnole. Il n’avait toujours pas vu son adversaire mais il pouvait deviner (vaguement) sa position par rapport à l’angle du tir. Sans doute de l’autre côté de la glissière de sécurité. Il s’y plaqua lui-même et risqua un coup d’œil à découvert : le tireur était sur la voie opposée, braquant un calibre semi-automatique.

Corso pouvait tenter de fuir et plonger parmi les voitures arrêtées, mais le risque était trop grand : le salopard tirerait dans le tas et toucherait des automobilistes planqués derrière leur véhicule.

Il opta pour un scénario de film. Ouvrant son coffre, il attrapa un bidon d’essence qui traînait là depuis des mois. Il en dévissa le bouchon et le vida sous la bagnole. Il ne manquait plus que le briquet Zippo pour boucler la scène : il était justement dans sa poche. Stéphane jeta un nouveau coup d’œil en direction de la balustrade. L’assassin casqué avançait toujours, tirant à tort et à travers, connard en diable, trop heureux de tétaniser son public — les automobilistes derrière lui s’étaient carapatés hors de leur voiture et se terraient entre les pare-chocs en essayant d’appeler la police ou de voir ce qui se passait sur le boulevard de la mort.

Corso fit ses comptes : le tueur serait à sa hauteur dans une trentaine de secondes, la flaque d’essence s’enflammerait et la voiture… n’exploserait pas — les bagnoles n’explosent jamais dans la vraie vie. En revanche, il y avait de bonnes chances pour qu’elle produise une épaisse fumée noirâtre. Tout ce qu’il lui fallait.

Il balança le briquet allumé sous la Polo, la flamme glissa sur le goudron et grésilla avant de claquer en un bruit sourd. Le feu prit aussitôt, d’abord bleu, puis orange, puis blanc… Une fumée sombre se mit à jaillir du sol, des portières ouvertes, du coffre. En quelques secondes, un véritable mur sépara les deux équipes, les voitures bloquées par la Polo de Corso d’un côté, celles stoppées par la Ducati couchée, de l’autre.