Corso ne voyait plus rien, mais celui d’en face non plus. Il bondit et piqua un sprint en direction du tireur qu’il avait écrasé. Dans le bouillonnement toxique, il ne vit pas le corps et trébucha dessus. Il s’étala, se releva sur un genou et se prit d’un coup la chaleur de la voiture en feu charriée par une bourrasque. Son visage cuisait mais son corps frissonnait. Il resta à quatre pattes, profitant de deux avantages : protégé par la glissière, il était plus près du sol.
Il tâtonna, en apnée, les yeux en larmes, sentant chaque seconde se dilater dans l’air comme si c’était la dernière. Le tueur allait surgir à travers le rideau noir et lui perforer la tête. Même un tireur nul ne le raterait pas à un mètre de distance. Il palpait toujours le sol, sentant dans son dos le souffle de feu de la Polo. Même s’il ne respirait pas, il devinait les miasmes qui saturaient les orifices de son visage, les pores de sa peau, chaque geste étant un nouveau pas vers l’évanouissement.
Putain de merde. Toujours à quatre pattes, il réalisa qu’il pataugeait dans le sang de l’autre — et aussi dans une sorte de jus de cervelle qui suintait par les fissures du casque broyé. Il allait vomir quand le tueur jaillit des voiles de fumée : le calibre, l’index ganté glissé dans le pontet, la visière du casque noir…
La suite était la mort mais l’homme ne tira pas.
Il n’en eut pas le temps.
Corso avait enfin trouvé ce qu’il cherchait : la main serrée sur l’Uzi Pro du mort, son bras s’était détendu et son doigt avait pressé la détente, balançant une rafale en direction de l’ennemi, le renvoyant au néant de la mort anonyme des racailles.
102
Le cimetière de Thiais offrait une vue dégagée, une plaine de dalles et de gravier qui évoquait le temps où les hommes pensaient que la Terre était plate avec l’infini au bout.
Dans l’air glacé, Corso avançait péniblement parmi les travées, couvert de sang et de suie, le visage agité de tics, le corps secoué de frissons et de courbatures. Il percevait au loin, très loin, les rumeurs des secours : les deux-tons des flics, les sirènes des pompiers et des ambulances. Dans ce coin d’Île-de-France généralement tranquille, Stéphane Corso était passé par là…
Le cimetière de Thiais faisait la taille d’une ville et, en général, ses visiteurs roulaient en voiture jusqu’à la tombe qu’ils cherchaient. Corso traversait maintenant la division 94, « le carré des anges », celle des deuils périnataux. À côté de l’enfer des indigents, il y avait donc les limbes des enfants morts avant d’être nés ou de ceux qui avaient disparu durant leurs tout premiers mois. Détails poignants : les plaques mortuaires étaient décorées de fleurs, de petites serres, de bocaux de verre contenant des doudous, des bracelets ou des bonnets de naissance…
Bientôt, le flic croisa la division 102, dédiée à ceux qui avaient donné leur corps à la science. Un lieu de mémoire, de recueillement, constitué de tombes vides, et pour cause, mais portant des noms, des dates…
Enfin, il atteignit les 104e et 105e travées, le no man’s land des morts sans un rond, sans un proche, sans une fleur. C’était là que Claudia avait voulu reposer. Pas difficile finalement de deviner pourquoi : malgré sa richesse, son éducation bourgeoise, sa formation d’élite, l’avocate se considérait comme une des leurs. À ses yeux, elle n’avait jamais rien valu — et ce « rien » était devenu sa seule raison de vivre. Il avait fallu effacer toute trace de cette sale histoire — ce père assassin, ces enfants non désirés… — et finir ici, parmi les miséreux et les anonymes.
On ne pouvait pas rater le mausolée de Claudia.
L’édifice émergeait parmi un parterre de tombes horizontales. Le bâtiment n’affichait aucune caractéristique, pas le moindre style : un simple bloc de ciment, plus proche du blockhaus que du tombeau. Pas de noms ni de dates. Corso marcha jusqu’au seuil et actionna la poignée de la porte en fer : c’était ouvert.
À l’intérieur, le jour passait par des sortes de meurtrières qu’il n’avait pas remarquées dehors. Ces rais de lumière venaient se briser sur cinq cercueils posés sur des tréteaux. Corso se demanda si cette installation était le souhait de Claudia ou s’il s’agissait d’un arrangement momentané avant d’inhumer chaque cercueil sous une chape.
Il remarqua que chacun d’eux — du produit standard, en pin — portait une plaque vissée à hauteur des pieds. Sans surprise, il lut : « Sophie Sereys », « Hélène Desmora », « Marco Guarnieri », « Claudia Muller »…
Corso se demandait par quel moyen elle avait réussi à exhumer ces cadavres et à les réunir ici. Mais ce n’était pas si extraordinaire. Après tout, elle était avocate, elle connaissait toutes les ficelles légales et ces morts n’avaient pas de famille.
Parvenu au cinquième cercueil, il se pencha pour lire la dernière plaque. Aussitôt, il eut un recul comme s’il venait de voir surgir un horrible reptile. C’était presque ça : son propre nom y était gravé. C’est quoi ce délire ?
Le cercueil n’était pas scellé. Il déplaça le couvercle et aperçut un rectangle blanc à l’intérieur : une enveloppe. Il l’ouvrit et en sortit plusieurs pages manuscrites. Il ne connaissait pas l’écriture de Claudia mais il sut que c’était la sienne. Elle lui avait laissé une lettre d’explication.
Elle l’avait choisi, lui, pour être le dépositaire de son secret.
Corso décida de lire la lettre là, à l’abri, alors qu’il percevait toujours au loin les mugissements des sirènes. Les flics n’allaient pas tarder à le débusquer et à l’arrêter. Pas grave, quand ils le choperaient, il connaîtrait la vérité et plus rien n’aurait d’importance.
103
Corso,
Si tu es en train de lire cette lettre, c’est que tu as fait un sacré bout de chemin et que tu connais désormais la véritable histoire.
Quand j’ai appris la vérité sur mes origines, mon existence s’est arrêtée. Nous ne sommes pas de l’être, Corso, mais du temps. Une simple durée sur Terre. Or mon temps ne signifiait plus rien. Il n’était plus légitime. Il n’était qu’une erreur née de la violence et de l’abjection.
Durant des années, j’ai mené mon enquête. J’ai suivi, pas à pas, les errances de mon père biologique, ses déplacements, ses méfaits, ses agressions… J’ai recherché le long de la frontière de l’est de la France les enfants issus de viols, les mômes nés sous X et tout ce que cette vague de violence avait pu rejeter sur le rivage.
Peu à peu, j’ai dressé le portrait de notre famille : Sophie, Hélène, Marco… Pendant ce temps, mon plan mûrissait : éliminer les fruits de la semence de Sobieski et utiliser leur mort pour abattre définitivement l’ordure.
« Inexorable », j’aime ce mot.
Ma vengeance serait inexorable…
Sans doute ne comprends-tu pas pourquoi j’ai tué les miens et pourquoi je les ai fait tant souffrir. Tu crois en Dieu, Corso ? Je suis sûre que oui. Derrière tes allures de voyou nomade, tu n’es qu’un petit-bourgeois craintif cramponné aux repères que tu n’as jamais eus. En bon catho, tu sais donc que la souffrance purifie, que le sacrifice rachète nos fautes, qu’à mesure que la chair est profanée, l’âme monte au ciel…