Il fallait passer par ces meurtres. Torturer mes victimes jusqu’aux limites de leur conscience. Les asphyxier dans une apothéose de douleur. C’était le seul moyen de les libérer, de les arracher à leur gangue misérable, ce corps grotesque né du mal.
Tu veux des détails ? En voilà. J’ai connu Sobieski bien avant de mettre mon plan à exécution. Bien sûr, il a aussitôt voulu me sauter mais j’ai réussi à détourner ses instincts dépravés en le plaçant sur le chemin du Squonk. Je lui ai présenté Sophie et Hélène. Il a pris goût à ses propres filles — elles partageaient avec lui les désirs les plus vicieux. Dommage qu’ils n’aient pas su qu’ils transgressaient ensemble le plus puissant des interdits, l’inceste.
Il n’a pas été difficile d’éliminer ces deux bécasses obsédées par les plaisirs morbides. En revanche, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu à Blackpool. C’est moi qui ai convaincu le galeriste de Manchester d’inviter Sobieski. Après l’échange de son tableau sous la Manche (même moi, je n’ai jamais su de quelle œuvre il s’agissait), il fallait l’attirer vers le nord de l’Angleterre. Je savais qu’une fois là-bas, il ne résisterait pas aux plaisirs déviants de Blackpool. J’espérais qu’il y achèterait un peu de défonce à Marco mais la rencontre n’a pas eu lieu. Pas grave : il suffisait que le suspect soit dans les parages du meurtre.
J’ai tué cette nuit-là mon petit frère. J’ai largué son corps au pied de la Black Lady en prenant soin qu’un pêcheur m’aperçoive. J’aimais l’idée de placer un cadavre au fond de la mer, dans une transparence noire qui donnerait un nouveau relief au cri de Goya…
Du côté de l’enquête, les choses ont aussi parfois déraillé. J’avais pris soin d’éliminer Sophie Sereys un de tes jours de permanence mais tu as été appelé sur une autre affaire et c’est Bornek qui a été saisi. Il faut croire qu’un ordre supérieur était mon allié puisque c’est toi finalement qui as hérité de l’enquête…
À partir de là, je n’avais plus qu’à déposer des indices sur ta route : le cahier d’esquisses dans la cave du Squonk, les traces de sang dans l’atelier de Sobieski, les signatures sur ses toiles (j’ai acheté en loucedé ces échantillons de sang à un labo de transfusion)… L’intervention de Jacquemart a été un coup de pouce, les tableaux de Sobieski d’après les scènes de crime auraient pu tout faire rater, mais tu n’as pas lâché ton suspect… Un autre problème a été Mathieu Veranne : quand il est venu témoigner lors du procès, j’ai craint qu’il ne te signale que nous nous connaissions, qu’il m’avait appris lui-même l’autosuspension… Heureusement, ce détail a été passé sous silence. Si tu avais compris que je pratiquais moi-même le shibari, tu aurais soupçonné une connexion souterraine entre Sobieski et moi. Tu aurais eu tort : je ne me suis formée à cette technique que dans l’optique de ma vengeance.
Une fois Sobieski arrêté, j’avais devant moi une autoroute. J’ai pris sa défense pour mieux le faire tomber. Sobieski était un faussaire, et cette activité constituait le meilleur des alibis. L’allusion à Goya me permettait à la fois de l’accuser et de l’innocenter, avec Perez en coupable de secours. J’ai l’expérience des assises, je savais que tout ce qui avait été dit durant les séances serait balayé par les signatures de sang sur les toiles. Pour marquer les esprits, rien ne vaut un peu de théâtre…
Un détail que tout le monde ignore : les officiers de l’OCBC n’auraient jamais eu l’idée d’analyser la peinture des œuvres modernes de Sobieski. J’ai dû me fendre d’une petite lettre anonyme leur conseillant de s’orienter dans cette direction.
Contrairement à ce que tu peux imaginer, le suicide de Sobieski ne m’a pas comblée de bonheur. Je voulais qu’il crève à petit feu en taule mais bon, sa pendaison en utilisant le nœud de mon mode opératoire a été une conclusion inespérée. Sobieski avait une qualité : la cohérence dans sa stupidité. Jusqu’au bout, il est resté le provocateur qu’on a connu. Avec ce nœud, il a voulu tromper encore ses ennemis, les enfoncer dans leur erreur, au risque de s’accuser lui-même.
Il ne me restait plus qu’à mourir. Je devais m’infliger le même supplice qu’aux autres. Ce qui était bon pour eux l’était aussi pour moi. Mais alors, pourquoi l’anesthésie ? Les analyses toxico ont dû révéler ce détail. Non pas pour moins souffrir, je voulais juste être sûre de finir le boulot. Or, sous la douleur, je n’étais pas certaine de conserver toute ma lucidité.
Ma mort allait plonger la flicaille dans un grand désarroi, mais ce que je voulais, c’était jouer avec toi. Tu allais être bouleversé par ma mort, tu en conclurais d’abord que le tueur était toujours vivant, puis tu découvrirais que je m’étais suicidée. Tu penserais naturellement que j’avais respecté le même mode opératoire afin d’innocenter Sobieski.
La vérité était encore ailleurs… Elle t’a mené ici, dans le caveau des « Sobieski ». Nous sommes une famille, Corso, et nous devons reposer tous ensemble dans cette éternité que nous n’aurions jamais dû quitter.
Mais pourquoi ce cinquième cercueil à ton nom ? Sur la frontière de l’est, j’ai passé des années à écumer les archives des mairies, les plaintes, les dépositions, les mains courantes des gendarmeries. J’ai sondé la mémoire des hôpitaux situés dans la zone de chasse de Sobieski. J’ai traîné l’oreille dans les cafés, chez les commerçants, et même dans les maisons de retraite…
Cent fois, j’ai cru découvrir de nouvelles victimes du violeur puis, faute de preuves, j’ai dû abandonner ces cas. Je n’ai obtenu des certitudes que pour Sophie Sereys, Hélène Desmora, Marco Guarnieri — et moi-même. Les analyses ADN m’ont apporté les confirmations nécessaires.
Mais en sillonnant ces vallées, le diable m’a accordé un cadeau. Une sorte de bonus. Un autre viol. Une autre naissance sous X. Un autre enfant.
Sa mère, une étudiante de Grenoble de 17 ans, avait elle aussi porté plainte mais l’enquête n’a rien donné. Elle a migré à Nice le temps de sa grossesse et elle a accouché anonymement là-bas. Elle pensait effacer ainsi l’abominable épisode de sa mémoire mais le stratagème n’a pas fonctionné : en dépression, elle s’est suicidée quelques mois plus tard. Le gamin né de cette fracture a poussé de travers, sombrant dans la drogue, la délinquance, le meurtre, puis il s’est redressé, avec une flicarde en guise de Fée bleue. Alors il est devenu un des meilleurs flics du 36. Ça te rappelle quelqu’un ?
Il y a longtemps que j’ai fait faire ton test ADN : la moitié de ton patrimoine génétique appartient au démon. Tu es le premier fils de Philippe Sobieski. Mon rêve — que tu sois chargé de l’enquête et que toute cette histoire devienne une vraie affaire de famille — s’est réalisé.