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Veranne s’arrêta. Un détail sur l’un des tirages venait d’attirer son regard. Il prit de nouveau l’image et, de son autre main, attrapa des lunettes dans sa poche de poitrine.

— Je n’avais pas fait attention…, fit-il en les chaussant. Ce nœud en huit est particulier…

— Vous pouvez m’expliquer ?

Il releva la tête à la manière d’un héron puis retira ses lunettes dans un geste maniéré.

— Le nœud dont nous parlons ici a la forme d’un huit couché…

Il tenait toujours le tirage et désigna les liens avec sa monture d’écaille.

— Or, si vous regardez bien, un autre huit a été esquissé, mais cette fois ouvert…

Il tendit la photo à Corso, qui remarqua en effet que, dans la prolongation du nœud des poignets, un autre s’amorçait, mais restait comme inachevé.

— Qu’est-ce que ça signifie selon vous ?

— On peut tout supposer, mais le huit couché, c’est le symbole de l’infini. Tout le monde sait ça… Or, ici, le deuxième huit paraît appeler une suite. Sans risquer une interprétation trop fantaisiste, je pense que le tueur veut vous dire deux choses : d’une part, sa série de meurtres ne fait que commencer, d’autre part, personne ne pourra l’arrêter…

Bonjour le scoop. Corso faillit lui parler de Buzz l’Éclair de Toy Story qu’il regardait avec Thaddée : « Vers l’infini et au-delà… »

— Cette femme vous dit-elle quelque chose ? demanda-t-il en montrant un portrait de Nina Vice sur son portable.

— C’est la victime, non ? J’ai vu son visage sur les photos.

— Et ailleurs ? Dans un club SM, ou un atelier de shibari ?

— Non.

Corso rempocha son mobile.

— Vous pourriez nous donner la liste des clubs qui pratiquent ce… cette discipline à Paris ?

— Bien sûr. Il n’y en a pas beaucoup.

— Je vous remercie, fit-il en se levant, Barbie à sa suite.

Mathieu Veranne les imita. Dans son coin, la Japonaise n’avait toujours pas bougé. Corso percevait entre eux un rapport souterrain, indicible, mais largement plus important que tout ce qui s’était dit à voix haute.

Le flic essaya de finir sur une note plus familière :

— Elle a pas l’air contente, votre amie, dit-il en désignant la nymphette Otaku.

— Ce n’est pas une amie.

— On dirait qu’elle vous en veut. Vous avez serré trop fort ou quoi ?

Veranne eut un sourire condescendant face à la vulgarité de la réflexion. La bouche se réchauffait légèrement mais pas les yeux — proéminents, glacés, ils offraient l’expression du bourreau.

— Elle fait la gueule parce que je l’ai fouettée un peu durement hier.

— Ouille, fit Corso qui s’enfonçait dans l’humour vaseux.

Le sourire de Veranne se fit plus méprisant encore — le marquis de Sade face à ses geôliers de la Bastille.

— Ça lui a fait mal mais au fond, c’est ce qu’elle attend de moi.

Veranne avait vraiment l’air de le prendre pour un con et Corso acquiesça comme s’il était d’accord pour endosser ce rôle.

Une fois dehors, il s’arrêta au pied de la sculpture de résine noire. Il était près de 13 heures — le soleil était haut mais la chaleur toujours raisonnable. Cet été qui s’épanchait à l’ombre des beaux quartiers le remplissait d’une étrange mélancolie.

— Je suis désolée, fit Barbie. Je pensais que le rendez-vous serait plus… productif.

— Je m’attendais pas à des miracles. On va quand même passer au tamis les amateurs de shibari.

— On rentre à la boîte ?

— Toi, oui. Prends un Uber.

— Et toi ?

— J’ai un rendez-vous, dit-il laconiquement. Un truc perso.

10

Le cabinet de maître Karine Janaud était installé dans un vaste appartement du VIIIe arrondissement, rue Saint-Philippe-du-Roule. Corso ne s’y sentait pas à l’aise : avec sa barbe de trois jours, sa coupe hirsute et son blouson râpé, il détonnait dans cette salle d’attente design.

Déjà dix minutes qu’il attendait mais ça ne le dérangeait pas. Il pouvait ainsi méditer sur la longue route qui l’avait amené jusqu’ici, sur ce fauteuil rouge aux formes protozoaires.

Corso avait toujours eu un problème avec les femmes en général et avec le sexe en particulier. Huit années d’analyse ne lui avaient pas permis d’en identifier clairement la source mais il avait sa petite idée. Les hasards de l’Aide sociale à l’enfance l’avaient successivement placé dans des familles d’accueil à tendance catholique où la femme maintenait le sexe à distance et où l’homme se la mettait sous le bras. Rien de tyrannique dans cette éducation, pas de discours pudibonds ni de prêches hystériques, mais le message était passé. Quand le petit Corso avait ressenti ses premiers coups de chaud, il avait tout fait pour les réfréner. En vain.

Alors — c’était sa version des faits —, il s’était mis inconsciemment à en vouloir à l’objet même de son désir : la femme. Il avait commencé à se sentir attiré, dans le monde de la fiction, par tout ce qui pouvait humilier, menacer, meurtrir les jeunes filles. Les bandes dessinées érotiques, les films d’horreur, les contes gothiques… voilà ce qui le faisait bander.

Tout se passait à un niveau fantasmatique et il n’avait eu aucune difficulté dans la vraie vie. Mais il n’aurait jamais osé avouer à ses potes que leurs histoires de baise dans les caves ou leurs amours timides de lycée le laissaient froid. Peu à peu, un clivage profond, mais classique, lui avait coupé le cerveau en deux — pour ne pas parler d’autre chose : il ne pouvait désirer celles qu’il aimait et il bandait pour celles qu’il méprisait.

La vérité était en fait plus compliquée. Ce qui l’excitait était la profanation du modèle qu’il aimait chastement. La femme éthérée, pure et innocente, qu’on déshabille, qu’on viole, qu’on humilie. La femme qu’on corrompt par ce qu’on a de plus mauvais en soi.

Puis la réalité s’était chargée de le recadrer. Il y avait eu la dope. Mama, son dealer et mentor. Sa séquestration… Pour quelques grammes d’héro, Mama l’avait transformé en esclave sexuel. Il avait fallu que Catherine Bompart, sa Fée bleue, le découvre couvert de sang dans une cave (avec le cadavre de Mama à ses pieds) pour qu’il revienne à la vie. Elle l’avait renvoyé au lycée puis à l’école de police, en passant par la case NA, les Narcotiques anonymes.

Lentement, il avait retrouvé le chemin de sa sexualité fragile et rêvée. Les vierges mordues par les vampires, les jeunes filles violées par les cow-boys, les teenagers pourchassées par les serial killers… Tout ça n’était pas bien méchant — tout se passait dans sa tête.

Jusqu’à Émiliya.

Battue par son mari, elle était venue porter plainte au commissariat central du XIVe arrondissement, où Corso, 27 ans, achevait de faire ses armes. Il avait tout de suite craqué pour son visage tout en douceur, son look d’institutrice amish, sans réaliser qu’il se trouvait devant l’incarnation de son fantasme, l’ange violenté.

Il avait mené son enquête sur sa belle afin de trouver le meilleur angle d’attaque. Il n’en avait pas trouvé. D’origine bulgare, Émiliya avait appris le français dans sa ville natale, Sliven, et s’était perfectionnée au point de réussir le concours de Sciences po Paris. Elle en était sortie major et avait fait ses preuves dans différents cabinets ministériels. Les routes d’Émiliya et de Corso n’avaient aucune chance de se croiser : elle évoluait dans les hautes sphères, il battait le pavé.