Il en avait été réduit à faire ce qu’il faisait le mieux : le flic, planquant des nuits entières avenue Dunois, à Cachan, devant la baraque d’Émiliya. C’est triste à dire mais il attendait — espérait — que son mari lui tombe à nouveau dessus pour pouvoir intervenir et jouer aux héros.
Les semaines passèrent. Corso commençait à se demander si la brute ne s’était pas acheté une conduite quand, le jour de la Saint-Valentin, son obstination paya. Des cris, des coups, des portes qui claquent. Puis le mari qui saute dans sa voiture et disparaît dans la nuit. Le flic avait aussitôt sonné. Pas de réponse. Il n’avait fait qu’une bouchée du verrou d’entrée et avait découvert Émiliya pendue à la barre de traction que son homme avait installée à l’intérieur du châssis de la porte de la salle de bains. Elle était nue et son corps racontait une pure folie de coups et de torture.
Urgences. Réanimation. Convalescence. Corso avait coffré l’artiste et joué le jeu dans les règles, veillant personnellement à ce qu’il ne bénéficie d’aucune indulgence de la part du juge. Il s’était démerdé pour qu’il fasse sa préventive dans le pire quartier de Fleury et que tout le monde sache bien pourquoi il était au trou. Il s’était assuré que son quotidien oscille entre passages à tabac et passages à la casserole. Un vrai stage de vie.
En même temps, il avait visité régulièrement Émiliya à l’hôpital, fleurs à la main, et s’était occupé de la paperasse pour son divorce. Elle s’était remise de ses blessures et avait accepté ses invitations. À force d’attentions, de cour à l’ancienne, il était parvenu à l’apprivoiser… physiquement.
Alors il avait découvert le pouvoir de la Bulgare. Tout en restant la femme désincarnée qu’il admirait, elle avait réussi à l’emmener dans un monde où, pour la première fois, il pouvait exprimer ses désirs les plus glauques, les plus violents. Il avait pu la profaner, l’humilier, la souiller, sans que ni l’un ni l’autre ressortent salis de ce cirque nocturne. Émiliya possédait une sorte d’ubiquité : elle pouvait être à la fois la femme aimée, au-dessus de tout soupçon, puis consentir aux pires jeux sexuels. Mais attention, en feignant toujours de les refuser. Là était tout le plaisir.
Corso avait grimpé aux rideaux. Il avait trouvé la partenaire sexuelle dont il n’osait rêver, celle qui pouvait jouer à la fois à la maman et à la putain, et surtout à la maman forcée de jouer la putain. Celle qui allait le dépouiller de sa honte, de ses frustrations, de ses remords.
Il se trompait. Il croyait utiliser Émiliya, c’était lui qui était manipulé. La Bulgare jouissait de ses névroses, de ses terreurs, de ses péchés, puisant dans les tourments de Corso la source même de son plaisir.
Et elle voulait beaucoup plus.
Ce qu’il avait pris pour le sommet de la perversité n’était pour elle qu’un amuse-bouche. Alors seulement il avait saisi à quel point elle était dangereuse. Il avait aussi capté la vérité sur son ancienne vie conjugale. Le mari violent, le salopard à qui Corso s’était chargé de gâcher la vie à sa sortie de prison (agent de probation briefé, travail de sape continuel quand le gars cherchait du boulot, menaces permanentes…), n’était qu’une victime. Un époux aux ordres, qui avait dû assouvir l’appétit détraqué de la Bulgare. C’était elle qui exigeait d’être battue, brûlée, pendue… Elle qui menait la danse de mort.
À ce moment-là, ils étaient déjà mariés et Émiliya était enceinte. Ahuri, Corso ne pouvait admettre que leurs turpitudes allaient donner naissance à un enfant. Quand avaient-ils conçu le gamin ? Lorsqu’elle lui avait demandé de la pilonner sur un tapis de verre brisé ? Ou quand il avait dû la pénétrer en la rouant de coups ?
Il se dit que la grossesse allait la calmer. Nouvelle erreur. Submergée par les hormones ou il ne savait quoi, Émiliya était devenue plus vicieuse encore. Quand il l’avait surprise à s’enfoncer des aiguilles dans le ventre, il l’avait enfermée dans sa chambre jusqu’à nouvel ordre. Il s’était démerdé pour lui obtenir un congé prénatal « pathologique » (on n’aurait su mieux dire) et il était allé chaque jour prier à l’église. Dans son effroi et son dégoût, il craignait que leur fils soit marqué par une espèce de prédestination — ses deux parents n’étaient que deux cinglés vicieux.
Dès la naissance de Thaddée, il avait été rassuré. Le mouflet n’était qu’une pure promesse d’innocence, une page blanche à écrire. À charge pour Corso de lui donner l’éducation la plus équilibrée et de lui cacher la nature monstrueuse de sa mère. Il se jura de rester aux côtés d’Émiliya jusqu’à la majorité de Thaddée — et de surveiller la gorgone.
Les années passèrent ainsi. Corso était malheureux, son ménage était un naufrage, mais le petit garçon était heureux. Ce sacrifice ne lui déplaisait pas — il assumait ses péchés, vivait dans le malheur et gagnait chaque jour son paradis : la beauté et l’éveil de Thaddée. Mais ce marché de dupes avait fini par lasser Émiliya. Un soir, il était rentré pour découvrir leur appartement vidé de ses meubles. La Bulgare avait déménagé et tout emporté, fils compris.
Les flics avaient aussitôt arrêté Corso suite à une plainte de Madame pour « coups et blessures ». À peine sorti de ce guêpier, il avait reçu la demande de divorce d’Émiliya. Il s’était alors lancé dans une bataille perdue d’avance pour obtenir la garde principale de son fils.
— Monsieur Corso ?
Maître Janaud se tenait devant lui dans une splendide robe bleu ciel. Elle lui offrait un sourire à péter les vitres, le plus glaçant qu’on puisse imaginer. Une fois encore, il fut frappé par sa ressemblance avec Émiliya. C’était la même beauté hautaine, la même allure de sainte-nitouche dont on espère secrètement qu’elle sera la plus chaudasse de toutes.
Il se leva et la salua d’un signe de tête. En attrapant son cartable, il se rendit compte que sa manche de blouson était croûtée de sang — le sang du massacre de la veille. D’un geste réflexe, il se mit à gratter de l’ongle ces traces puis frotta avec son coude pour peaufiner le nettoyage express, tout ça avec sa sacoche sous le bras.
L’avocate le regardait faire, les bras croisés, l’air consternée. Il lut dans son regard tout le chemin qu’il aurait à parcourir pour convaincre un juge de son profil de père idéal.
Un pur chemin de Golgotha.
11
— Je vous l’ai déjà dit, votre dossier n’est pas bon.
Sans blague ? Corso avait choisi maître Janaud parce qu’un de ses collègues du 36 avait tout perdu face à elle lors de son divorce. La pire des salopes, avait résumé le flic. Exactement ce qu’il lui fallait.
— Vous avez eu le temps de lire leurs conclusions ? reprit-elle, installée derrière un bureau de chêne garni d’un large sous-main de cuir vert.
— Bien sûr, fit-il en ouvrant son cartable. J’ai annoté chaque paragraphe et…
— Sur le fond, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Un tissu de mensonges.
— Vous pouvez le démontrer ?
— Bien sûr, je…
— Avez-vous de quoi, vous, la salir ?
Corso hésita. Le bureau de l’avocate n’était pas décoré de la même manière que la salle d’attente. Le mobilier d’époque, tout en bois verni, datait du début du XXe siècle et rappelait plutôt le quotidien lustré d’un notaire à lorgnon.
— Possédez-vous des éléments qui attestent qu’elle est une mauvaise mère ?