L’avocate gribouilla quelques notes et reprit :
— Il y a pourtant cette plainte déposée le 4 janvier 2016… La pièce 57 des conclusions. Émiliya Corso a passé une visite médicale dès le lendemain. Le bilan du médecin fait état de…
Corso l’arrêta d’un geste. Fermant brièvement les paupières, il revit cette soirée fatidique, quand il l’avait surprise en flagrant délit et qu’il avait réalisé jusqu’où sa folie pouvait aller, alors même que Thaddée dormait dans la pièce d’à côté. À cette seconde, il n’avait pas voulu la frapper, seulement l’empêcher de se mutiler gravement.
— C’est elle qui s’est fait ces marques.
— Vous voulez parler d’automutilation ?
— Pas au sens où on l’entend d’ordinaire. Elle…
— Oui ?
— Laissez tomber. (Corso se pencha vers le bureau et sentit craquer les jointures de sa chaise de bois. La sueur poissait la racine de ses cheveux.) Je n’irai pas dans cette direction. Trouvez-moi une autre solution pour avoir une chance de gagner.
— Si vous ne voulez pas incriminer l’adversaire, sortez du chapeau un élément qui vous propulsera au-dessus du commun des mortels.
Une idée lui traversa l’esprit :
— Vous avez entendu parler du meurtre de la strip-teaseuse ? On m’a refilé l’enquête hier.
— Y a-t-il des chances pour que vous arrêtiez l’assassin ?
Pas un indice à se foutre sous la dent, l’entrevue avec Bornek qui avait ruiné tous ses espoirs, un tueur qui s’était dissous parmi les millions d’habitants de l’Île-de-France.
— Je l’arrêterai.
— Dans ce cas, vous avez peut-être une chance. On ne peut rien refuser à un héros.
Il se levait quand elle ajouta :
— Collectez aussi des témoignages en votre faveur. Trouvez-moi des photos de vacances, d’activités avec votre fils. Je vous veux tous les deux sur chaque photo.
— Ça pourra être utile ?
— Si vous réussissez à arrêter l’assassin, cela viendra en backup.
12
Dans sa voiture, il composa le numéro d’Émiliya pour savoir à quelle heure il pouvait passer chercher son fils. Elle n’avait pas intérêt à lui dire un mot de travers.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle dès qu’elle reconnut sa voix.
— Je t’appelle pour qu’on s’organise ce soir.
— De quoi tu parles ?
Corso souffla par le nez — ne t’énerve pas.
— À quelle heure je peux récupérer Thaddée ?
Il l’entendit rire. Un rire qui lui ressemblait : feutré, glacé, solitaire. Un rire qui ressemblait à une private joke.
— T’es tellement à l’ouest que t’es même pas foutu de regarder un calendrier.
— Joue pas à ça avec moi, siffla-t-il entre ses lèvres serrées. Tu sais très bien que c’est mon week-end.
— On est le 1er juillet, vuzlyuben. Les grandes vacances commencent. Mes vacances. Tu ne reverras Thaddée que le 1er août.
Comment avait-il pu oublier ça ? Le boulot, l’angoisse, et surtout le refus de vivre ainsi, tenu en laisse par cette détraquée. Il n’écoutait plus mais sa voix lui parvenait encore — cette voix qui l’avait charmé jadis, à la fois onctueuse et rythmée par l’accent de l’Est.
— Je lui téléphonerai ce soir.
— Je ne suis pas sûre qu’on pourra te répondre. Il a son dernier cours de piano. Il sera très fatigué.
Son cœur se mit à battre dans sa gorge, ses tympans.
— Tu mériterais que je te…
— Oui ? chanta-t-elle. Poursuis donc, mon lyubimets… Dis-nous de quoi tu es capable…
Corso s’arrêta net, sachant qu’elle enregistrait la conversation. De tels enregistrements constituent un « mode de preuve illicite » mais l’existence même de conversations violentes, d’insultes proférées, ne joue jamais en votre faveur.
— Où vous partez ? demanda-t-il en ravalant ses menaces.
— Notre accord ne stipule pas que je doive t’informer de nos déplacements.
Son français était suranné, précieux.
— Tu vas en Bulgarie ? Pour sortir du pays, t’as besoin de mon accord, tu…
— Le grand flic va fermer les frontières ? rit-elle encore.
Il se mordillait si fort la lèvre inférieure qu’il sentit le goût du sang dans sa bouche. D’un revers de manche, il s’essuya et ordonna :
— Appelle-moi quand t’es arrivée.
Il raccrocha sans attendre de réponse puis démarra sur les chapeaux de roue. Comme toujours en cas d’énervement maximum, il mit son deux-tons et conduisit jusqu’au 36 sans toucher à la pédale de frein.
Aussitôt arrivé au troisième étage, il fut alpagué par Barbie :
— Je peux te voir ? J’ai quelque chose.
Corso la suivit sans desserrer les mâchoires. Elle partageait un bureau exigu avec Ludovic — pour l’heure, le Toulousain n’était pas là et la pièce était remplie de listings qui se déroulaient jusqu’au sol. En matière de fadettes ou de relevés de comptes, Barbara travaillait à l’ancienne : feuillets imprimés et surligneur.
— J’ai étudié les relevés bancaires de Nina des quatre dernières années.
— On peut remonter aussi loin ?
— J’ai mes combines.
— Et alors ?
— J’ai comparé tous les virements ou chèques reçus avec ses déclarations d’heures travaillées, pour voir si elle n’avait pas bossé dans un autre domaine que le spectacle vivant, le cinéma ou l’audiovisuel.
Barbie attrapa un listing — elle imprimait les feuilles recto verso en réduisant le corps des chiffres de 50 % dans un souci d’économie (elle ne plaisantait pas avec l’écologie). Ça donnait des suites illisibles de colonnes qu’elle seule pouvait déchiffrer.
— J’ai trouvé au moins deux boîtes qui n’entrent pas dans ces catégories. En février 2012, Nina a touché 2200 euros de la société Edoga. En mai 2013, 3000 euros d’une autre, Kompa. Toutes les deux ont fermé quelques mois après l’avoir fait bosser.
— Quelle activité ?
— Des services d’encodage et de cryptage informatique.
— Nina avait des compétences dans ce domaine ?
— Pas du tout. Elle a passé un BTS de gestion avant de se lancer dans le strip.
— Qu’est-ce qu’elle foutait pour eux ?
— Aucune idée. J’ai juste la trace de sa rémunération : pas la queue d’une feuille de paie, d’un contrat ni même d’un contact. Mais finalement, j’ai déniché un fait intéressant.
Corso prit une chaise et s’assit. Il devait suivre patiemment le fil du chemin de Barbie.
— En consultant des sites de référencement, j’ai remarqué qu’Edoga et Kompa avaient le même texte de présentation. Exactement le même, fautes de français et d’orthographe comprises.
— C’étaient les mêmes mecs derrière ?
— Aucun doute. Autre chose m’a intriguée : ces lignes laissaient entendre que ces boîtes étaient aussi habilitées à produire des programmes encodés, des films par exemple…
— Retour à l’audiovisuel, donc…