— Vous voulez un thé ? demanda soudain son hôte d’une voix haut perchée.
Il lissait ses cheveux d’un geste maniéré. Corso se contenta d’un signe négatif. Avançant de quelques pas, il repéra dans un coin des ordinateurs alignés sur une table. C’était la seule source de lumière mais les moniteurs ne diffusaient que des images silencieuses et brouillées. Corso révisa son jugement : il n’avait pas surpris Akhtar en pleine sieste mais en plein travail.
Avant de lui ouvrir, l’Indien avait pris le temps de crypter chaque écran.
— Je vous dérange ?
— Quelques montages en retard, rit l’Indien en joignant ses mains en signe d’excuse. Ça ne vous ennuie pas de vous déchausser ?
Corso fit comme s’il n’avait pas entendu. Il se sentait de plus en plus nerveux. Il ne quittait pas des yeux les écrans cryptés qui distillaient une lueur blanchâtre.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un chaï ? Ou des sandesh ? Ce sont des petits gâteaux bengalis qui…
— Laisse tomber tes salades, Akhtar, fit-il en se postant face à l’Indien.
Corso avait déjà renoncé à ses bonnes résolutions. Pour le gourou tantrique, le réveil allait être dur.
14
— Montre-moi un peu sur quoi tu bossais…
— Impossible, confidentiel.
Dans la pénombre, le visage noir mordoré d’Akhtar évoquait la carapace luisante d’un gros scarabée.
— Il n’y a rien de confidentiel pour un flic, tu devrais savoir ça, dit Corso en le poussant dans le siège à roulettes qui faisait face à la console de montage.
— Tout est crypté, je…
— Éclaircis-moi ces images, Akhtar, fit-il en appuyant des deux mains sur ses épaules. T’as rien à craindre. J’en ai vu d’autres. À moins que ton business soit illégal.
— Mais absolument pas ! Ma société…
— Tes codes.
Debout derrière le producteur, Corso dégaina et fit monter une balle dans la chambre de son Sig Sauer qu’il plaqua contre l’oreille d’Akhtar.
— Commence par le premier écran à gauche. Si tu fais un geste pour effacer quoi que ce soit, je t’explose un tympan.
Par réflexe, l’Indien rentra la tête dans les épaules et se mit à pianoter sur son clavier. Ses doigts tremblaient sur les touches. La neige du moniteur révéla une image très nette — et même d’une pixellisation parfaite. Pas la peine de chercher des visages. Corso vit deux bites dans un seul et même sexe, alors qu’un poing fourrageait l’anus. La mince bande de chair entre les deux orifices semblait sur le point de craquer.
— Nous travaillons en gros plan, murmura Akhtar. La demande est de plus en plus exigeante et nous devons déployer des trésors d’imagination…
Les « trésors » d’Akhtar avaient une drôle d’odeur. On était plus proche de l’opération chirurgicale. Tous ces organes étaient rigoureusement épilés. Pas un poil à l’horizon.
L’angle changea et Corso put noter que tous les acteurs de la scène avaient aussi le crâne tondu. On aurait dit un ballet de danse buto, version hard.
Pour l’heure, du dur, du cru, mais rien de répréhensible.
— Le deuxième écran.
— Je ne vois pas ce que…
— Vas-y, Akhtar. Ne joue pas avec ma patience.
Une nouvelle image s’imposa. Un throat gagger. Un bâillon sexuel. L’homme ouvre à deux mains la bouche d’une femme à genoux et crache à l’intérieur. L’instant d’après, il y enfonce brutalement son pénis et se met à pilonner avec violence. Scène insoutenable. Bruits sourds du membre au fond de la gorge. Râles et hoquettements de la femme. Larmes, salive, vomissures…
— Tout est simulé, risqua Akhtar, de plus en plus agité sur son siège.
— Tes actrices sont sacrément crédibles.
La femme tenta de hurler mais la queue l’étouffait littéralement.
Atroce, mais toujours rien d’illégal.
— C’est la loi du marché, plaida l’Indien. Nous ne faisons que répondre à la demande…
— Ton troisième moniteur, Akhtar.
Le producteur pianota fébrilement sur son clavier. Corso pouvait voir la sueur couler le long de sa nuque. À moins que ça ne fût la brillantine qui fondait sous la chaleur de son crâne…
Des doigts serrés sur un poing américain frappent à toute force le visage d’une femme attachée à une croix de Saint-André. Les anneaux d’acier déchirent la chair, écorchent les muscles, brisent les os. La fille, inconsciente, ne réagit plus aux droites qui réduisent son visage à néant.
— Eh ben voilà, Akhtar…, fit Corso, la gorge sèche. Tout ça va nous valoir une belle arrestation en bonne et due forme.
L’Indien bondit de son fauteuil et se retourna, faisant front d’un coup.
— Qui êtes-vous au juste ? Que voulez-vous ? (Il ne roucoulait plus du tout et son accent s’était effacé comme par magie.) Je connais mes droits. Article 1 de la loi du 21 juin 2004 : « La communication par voie électronique est libre, ce qui confère à Internet les garanties accordées à la presse écrite ou audiovisuelle en matière de liberté d’expression. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise par le respect de la dignité de la personne humaine, la sauvegarde de l’ordre public et la protection de l’enfance et de l’adolescence. »
Corso sourit en rengainant son arme :
— C’est bien, Akhtar, tu connais ta leçon. Mais justement, le « respect de la dignité de la personne humaine » ne comprend pas l’usage d’un coup-de-poing américain dans la gueule. En l’occurrence, une condamnation pour torture et actes de barbarie t’ira bien au teint.
Akhtar bomba le torse sous sa tunique. Son visage ruisselait comme une grosse olive noire.
— Non, fit-il, les lèvres tremblantes. Toutes mes actrices ont signé un contrat qui atteste qu’elles acceptent les conditions de tournage.
— Ce que tu appelles tes « conditions de tournage » constitue un crime devant la loi.
— Non. Ces femmes sont consentantes et il s’agit de leur stricte vie privée. Le 17 février 2005, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt dans l’affaire K.A. et A.D. contre le royaume de Belgique consacrant un droit à « l’autonomie personnelle (…) comprenant le droit d’entretenir des rapports sexuels et de disposer de son corps jusqu’à s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne »…
Akhtar tombait mal : avec une femme comme la sienne, Corso connaissait bien la jurisprudence en matière de sadomasochisme.
— Les accusés avaient oublié de dire que les actes de barbarie étaient filmés puis revendus sur le Net.
L’Indien semblait heureux de pouvoir ferrailler avec un connaisseur :
— Alors, vous savez que la Cour a reconnu que, le consentement de la victime ayant été préalablement donné, le fait d’agir ainsi lors de relations sexuelles constituait un fait justificatif effaçant l’infraction. À partir de là, on peut vendre un film parfaitement légal.
Il se rapprocha de l’écran qui diffusait toujours sa boucherie et posa sa main sur l’ordinateur comme un sculpteur sur une de ses œuvres.
— Le sadomasochisme relève de la liberté sexuelle reconnue par l’État aux individus dans une société démocratique. Cette décision est un revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt Laskey, Jaggard et Brown de 1997 et a clos la question pour un moment.