Quand Corso s’approcha, la bête ouvrit les yeux et sourit :
— T’en as mis du temps pour me trouver.
16
— J’ai connu Nina en réseau. À l’époque, elle consultait les sites SM.
— On a analysé son ordinateur : pas l’ombre d’une connexion de ce genre.
— J’ai dit « à l’époque ». Ces dernières années, elle n’en avait plus besoin. Elle était passée de l’autre côté de l’écran.
— C’était y a combien de temps ?
— Six-sept ans, j’dirais.
Le hardeur n’était pas du genre à se présenter spontanément à la police, mais une fois au pied du mur, il ne voyait pas d’inconvénient à parler.
Freud décroisa les jambes, les étira en les massant puis se mit debout sans l’ombre apparente d’une ankylose.
— Viens, fit-il en attrapant un paquet de Gitanes et en ouvrant la porte-fenêtre, j’ai besoin de fumer.
Corso s’efforçait d’avoir l’air naturel mais le spectacle de ce petit homme trapu et musculeux, nu comme une sculpture romaine et bandant comme un bas-relief indien, était stupéfiant.
Quand il put l’admirer adossé au balcon de bois, s’astiquant toujours l’engin sur fond de banlieue chic, l’image devint carrément surréaliste.
— Fais pas attention, fit l’autre en surprenant la gêne de Corso. J’vais bientôt tourner et j’me refuse à avaler leurs saloperies. Mike travaille sans filet ! Avec leurs merdes, t’arrêtes plus de bander mais ça devient mécanique. T’es plus dedans. (Il ricana.) Enfin, si j’ose dire…
Corso hocha la tête en prenant un air de connaisseur.
— D’après nos infos, Nina s’efforçait d’être sympa avec tout le monde mais en réalité, elle n’avait pas beaucoup d’amis.
— J’étais le seul, confirma le dogue.
— Vous n’avez jamais couché ensemble ?
— Dans les films seulement, sourit Mike. Elle n’était intéressée que par le SM dur. C’est moi qui l’ai initiée à tout ça.
— Tout ça quoi ?
— Le club. Les films. Le « porno organique », comme dit Akhtar.
— Dans quel registre elle officiait ?
— Comme si tu le savais pas.
— Akhtar a essayé de m’expliquer mais je n’ai pas bien compris.
Mike éclata de rire et alluma une nouvelle cigarette.
— Nina était la star des jeux en ligne.
— Quels jeux ?
— Dis donc, coco, fit le hardeur en soufflant sa fumée, tu m’as pas l’air très avancé dans ton enquête…
— Explique-moi.
— OPA propose des jeux cryptés. Tu payes, tu mates, tu paries.
— Sur quoi au juste ?
L’homme soupira : ce visiteur n’en piquait vraiment pas une.
— Nina était une spécialiste du « Fais un vœu » et du « Sucre d’orge ».
— Connais pas.
— Elle s’enfonçait par exemple un cierge très fin dans le vagin et allumait la mèche. Les paris en ligne se multipliaient au fil de la consumation de la cire. Plus la flamme se rapprochait de la chair, plus ça montait. À ce petit jeu, Nina était la meilleure. C’est elle qui éteignait la mèche… avec son vagin.
— Et le Sucre d’orge ?
— Akhtar fabrique des capsules de sucre cuit contenant du verre pilé. Le joueur, enfin la joueuse, se les fout dans la chatte. Avec la chaleur du corps, le sucre fond, libérant les tessons. Le jeu, c’est de parvenir à les expulser en jouant des muscles du périnée. Ça saigne, c’est affreusement douloureux et vraiment dégueulasse. Les joueurs en raffolent.
Le flic songea au légiste — comment n’avait-il rien remarqué de suspect ?
— Combien d’abonnés sont accros à ce genre de jeux ?
— Plusieurs milliers, je pense.
— Nina faisait-elle… d’autres choses pour Akhtar ?
Mike fit un signe amical en direction du jardin mitoyen. Corso tendit le cou : une quinquagénaire en veste Chanel traversait la cour de sa villa.
Outrée par le spectacle (le gland de Mike dépassait du rebord de la rambarde comme une marionnette dans un petit théâtre), la femme plongea précipitamment dans sa Mini.
— Nina allait trop loin, reprit le hardeur. Je le lui ai souvent dit. Elle participait à ce qu’on appelle des « blind tests ». La fille est attachée sur une table d’autopsie pendant qu’un bourreau reçoit des ordres des parieurs en ligne… Le plus souvent, il s’agit de lui enfoncer les objets les plus saugrenus dans la chatte. Au départ, la fille refuse, les enchères montent, et quand la somme paraît suffisante, elle donne son accord… Nina était la reine à ce truc.
— Quel genre d’objets ?
— Un téléphone qu’on faisait sonner à l’intérieur, pour la rigolade, mais ça pouvait tout aussi bien être une poignée d’hameçon de pêche…
— Akhtar m’a dit que Nina était bénévole.
— C’est vrai. Tout allait dans sa poche à lui. Cet enfoiré nous bassine avec ses conneries de grande fusion érotique mais c’est rien d’autre qu’un businessman qu’a trouvé le bon filon…
— Si c’est pas pour le fric, pourquoi acceptait-elle de telles épreuves ?
— Pour le plaisir. Nina aimait avoir mal. Vraiment.
— Ça me paraît un peu court comme explication.
Freud balança d’une chiquenaude sa cigarette dans le jardin de la voisine.
— Elle aimait avoir mal parce qu’elle ne s’aimait pas. Et elle ne s’aimait pas parce qu’elle était persuadée qu’elle n’était pas digne d’être aimée. Elle était née sous X, tu sais ça au moins ?
Corso hocha la tête.
— Au fond de sa conscience, cet objet indigne d’amour — elle-même — était devenu un objet digne de haine. Son désir s’est alors inversé. Elle s’est mise à avoir envie qu’on lui fasse mal, qu’on la torture, qu’on lui manifeste ce mépris qu’elle méritait. Sa psyché avait bousculé toutes les valeurs. La violence est devenue sa source unique de plaisir.
Corso commençait à comprendre son surnom de « Freud ». Il avait prononcé son discours abscons d’une seule traite, d’une voix docte — avec un peu d’imagination, on aurait presque pu penser qu’il s’adressait à son propre phallus.
Le flic restait bloqué sur cette impossibilité : une fille qui se livrait à de tels délires aurait dû avoir de sérieuses séquelles. Or le légiste n’avait rien vu.
Mais Mike avait réponse à tout :
— Ces derniers temps, Nina avait levé le pied côté jeux SM. Ses tissus avaient dû cicatriser. Elle se sentait mieux, physiquement et moralement.
— Pourquoi ?
— Elle s’était trouvé un mec.
— Un mec ?
Tous les témoignages convergeaient sur ce point : Sophie Sereys, alias Nina Vice, 32 ans, n’avait personne dans sa vie.
— Me raconte pas de salades. Pas un seul PV ne mentionne le moindre petit ami. On n’en a trouvé aucune trace ni dans son portable ni dans son ordinateur.
Mike secoua la tête d’un air consterné.
— Vous avez rien compris à Nina. Tout ce qui lui était personnel était totalement secret. Elle avait peu de choses à cacher mais elle y tenait.
— Ce mec, c’était qui ?
— J’en sais rien.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit sur lui ?
— Pas grand-chose. C’était un peintre, je crois.
— Il pratique le SM ? Où l’a-t-elle rencontré ?
— Je sais rien, j’te dis ! Tout ce qu’elle m’a révélé, c’est qu’elle le voyait de temps en temps et que ça lui faisait du bien.