— Elles appartiennent aux Pinturas negras ? demanda-t-il en s’emparant d’un des tirages, un homme à la gueule émaciée dont on distinguait les poignets entravés de chaînes.
— Non. On les appelle les Pinturas rojas. Ce sont de petites toiles découvertes il y a quelques années et qui ont été attribuées à Goya. Un galérien, une sorcière, un moribond. Visiblement, Goya a fouillé là dans ses souvenirs les plus sinistres.
— Où sont ces œuvres ?
— Dans le musée d’une fondation à Madrid. Un fonds de mécénat a acheté la série à prix d’or. J’ai l’adresse. Je suis certaine que le tueur y a passé des heures… Peut-être même est-il espagnol…
Corso n’en revenait pas : cela constituait une troisième piste intéressante. D’autant plus qu’ils avaient maintenant dans le collimateur un possible « petit ami peintre ». Tout cela pouvait esquisser un semblant de cohérence.
— On grattera là-dessus demain, conclut-il. Il faut voir ce que ces visages représentent exactement. Leur symbolique, leur signification profonde…
— Et la fondation ?
— Contacte l’officier de liaison français à Madrid.
— Tu veux pas qu’on y aille nous-mêmes ?
— Non. Les priorités sont ici.
Barbie remballa ses clichés et lui fourra la chemise entre les mains.
— T’as tort. Notre tueur nourrit sa folie avec ces toiles. Elles sont au cœur de l’histoire.
— Je te dis de voir avec l’officier de liaison.
Barbie acquiesça de mauvaise grâce. Comme tous les petits génies, elle était susceptible, ce qui était un sérieux défaut pour un flic.
Elle allait partir quand Corso la rappela :
— Tu fais quelque chose, là ?
— Tu plaisantes ou quoi ? Tu viens de nous donner du boulot pour trois jours.
— Non, je veux dire, t’as le temps de boire un verre ?
— Houlà.
— Quoi : « houlà » ?
— En sept ans de bons et loyaux services, tu m’as invitée deux fois à boire un verre. La première, c’était pour m’annoncer que tu virais un des gars du groupe. La deuxième, pour me dire que la femme que je venais d’arrêter s’était pendue dans sa cellule. Bref, c’est jamais très bon signe.
Il essaya de sourire.
— J’ai un service à te demander.
— Tu commences vraiment à me faire flipper.
18
— Un témoignage ? Un témoignage de quoi ?
— De moralité. Une attestation prouvant que je suis un bon père.
Barbie secoua la tête comme lorsqu’on vient d’entendre une bonne blague. Ils s’étaient installés dans un café de la place Dauphine, à l’écart des lieux fréquentés par les flicards de l’île.
— Quoi ? aboya Corso, en mode agressif.
— J’me demande si ton affaire de divorce est bien partie…
— Parce que tu t’y connais en divorces ?
Il n’était pas prêt pour un discours à la Karine Janaud.
— Question de bon sens. Qu’est-ce que tu vas mettre au juste dans ton dossier ?
— Des témoignages, des photos de Thaddée et moi montrant tout ce qu’on fait tous les deux… Je compte aussi écrire un texte sur ma conception de l’éducation. Comment je vois mon rôle de père.
Barbie but une gorgée de Coca Zéro. Elle tenait son verre à deux mains : elle semblait vouloir s’infuser le froid du Coca sous la chair.
— T’as des amis ? demanda-t-elle.
— Pas trop, non.
— Une famille ?
— J’ai Thaddée.
— Tu trouves le temps d’aller à son école ? de t’occuper de ses autres activités ?
— Je fais ce que je peux.
Barbie sourit, mais c’était pour atténuer ce qui allait suivre :
— En gros, tu comptes seulement présenter des attestations de collègues.
— Peu importe d’où viennent les témoignages.
— Pourquoi pas des criminels que tu as arrêtés pendant que tu y es ?
— J’y ai pensé.
C’était une blague, mais en vérité il aurait trouvé légitime de donner la parole à ses ennemis. Ils auraient été les plus bavards. Mais tout ça n’aurait montré que sa qualité de flic.
— Je peux te parler franchement ? fit Barbie après une nouvelle goulée glacée.
— Ça fait longtemps que tu te passes de mon autorisation.
— Quand je suis arrivée dans le groupe, Thaddée avait 2 ans. Je l’ai vu grandir à travers toi et j’ai pu constater à quel point tu es un bon père. En tout cas, comme tu le dis toi-même, tu fais ton maximum.
— Mais ?
La jeune fliquette se recula, comme pour mieux prendre son élan.
— Une fois devant le juge, avec tes états de service de superflic et ton look de loubard, tu vas pas faire long feu.
— J’ai un look de loubard, moi ?
Barbie ne prit pas la peine de répondre.
— Et j’ose pas imaginer ce que vont dire les amis d’Émiliya.
— J’ai rien à me reprocher.
— Bien sûr que non, mais, comment dire, c’est toute ta présence qui fout un malaise.
Corso essaya de déglutir. Barbie en profitait pour vider son sac :
— Tu bois pas, mais comme un mec qui sort des AA. Tu te drogues pas, mais c’est parce que t’as toujours pas fini d’éliminer ce que tu t’es envoyé dans ta jeunesse. T’es du côté de la justice, mais on dirait que c’est pour t’éviter la taule. Quand tu fais de l’humour, c’est toujours involontaire, et quand tu dragues, on dirait un interrogatoire. Les rares fois où je t’ai vraiment senti à l’aise, c’est avec une arme à la main.
— C’est tout ?
— Non. T’es en train de divorcer, comme la moitié de Paris, mais on dirait qu’un attentat terroriste se prépare et que les victimes vont tomber par dizaines.
— Thaddée est ce que j’ai de plus cher. L’issue de ce divorce est cruciale pour moi.
Elle hocha la tête, comme un psy qui acquiesce non pas au discours mais aux signes manifestes de la maladie.
— Sans compter qu’Émiliya est foutue de trouver des témoignages négatifs qui viendront du 36.
— Je suis clean et on a le meilleur taux d’élucidation de la boîte.
— Je suis au courant, merci, mais ça fait pas de toi un flic irréprochable.
Corso revisita en quelques secondes tous les dossiers où il avait été borderline — personne ne pouvait exhumer ces actes illégaux que Bompart avait soigneusement enterrés sous des strates d’archives.
— Tu traites les familles des victimes comme des coupables et en même temps, t’as toujours l’air d’enquêter pour ton compte personnel, continuait Barbie. On se croirait dans un vigilante où le héros fait justice lui-même, calibre au poing.
— T’exagères.
— Non. Un flic de la Crime porte un costume noir par respect pour les familles et passe sa vie à rédiger des rapports. Toi, t’es même pas foutu de mettre une veste et tu donnes à écrire toute la paperasse à Krishna. Tu ne manifestes jamais aucune empathie. Tu n’es jamais poli, jamais respectueux. Une vraie calamité. Franchement, tes résultats sont bons mais tout le monde pense que tu devrais retourner là d’où tu viens : le terrain.
Corso souffla. Contre toute attente, il se sentait revigoré par ce discours comme après une douche froide.
— T’as fini ?
— Non. Y a aussi le problème physique.
— Quel problème physique ?