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À la fin du XIXe siècle, ces fresques furent transférées sur toiles et exposées au musée du Prado où elles sont toujours. Ce que tout le monde ignorait à l’époque, c’était que Goya n’avait pas seulement peint sur ses murs. Il avait aussi exécuté trois petites toiles qui allaient encore plus loin dans le morbide : galérien défiguré, sorcière au visage rongé, malade aux yeux hantés…

Ces œuvres avaient été retrouvées en 2013 dans le grenier d’une famille aristocratique de Castille et acquises par une fondation madrilène qui les exposait dans son musée.

C’était là-bas que Corso avait décidé de se rendre.

Il avait trouvé un vol à 11 h 10, retour à 17 heures. Cela lui laissait largement le temps d’admirer les œuvres in situ, d’en discerner chaque détail, d’en observer la texture, la trame… D’une manière irrationnelle, il comptait sur cette visite pour mieux comprendre la folie du tueur. Il voulait aussi respirer l’atmosphère du lieu — le musée — parce qu’il était certain que le meurtrier l’avait souvent fréquenté.

Une fois à Orly, il appela Barbie pour avoir un débriefing de la nuit. La perquise chez Nina n’avait rien donné. Les geeks avaient identifié les abonnés du club d’Akhtar via la carte de crédit qu’ils avaient utilisée pour s’inscrire — ils étaient moins nombreux que prévu : seulement quelques centaines. Dans un premier temps, on allait passer leurs noms au sommier pour repérer d’éventuels repris de justice ou autres pointus. Dans un deuxième temps, on se rencarderait sur leur profil socioprofessionnel. En tout état de cause, impossible d’interroger tout le monde. Sans compter la liste des amateurs de corde que Ludo avait dressée de son côté.

Les geeks avaient aussi établi celle des acteurs et actrices qui participaient à ces joyeusetés. Eux seraient convoqués au 36 dès le lundi. On allait faire salle comble pour pas mal de jours.

— Et vous ? relança Corso.

— On a retrouvé les films de Nina.

— Et alors ?

— No comment. Les gars qui matent ça sont tous des tueurs potentiels.

— On a interrogé Akhtar ?

— On l’a surtout libéré.

— Quoi ?

— Son avocat nous est tombé dessus et ça a chié pour nous, crois-moi.

Corso n’insista pas. En réalité, il ne croyait déjà plus à la piste Akhtar.

— Et le boyfriend ?

— On est dessus mais on n’a rien encore.

— Magnez-vous le cul. Ça doit pas être sorcier de trouver un peintre amateur de strip-teaseuses qui porte un borsalino.

— T’es gentil. T’as qu’à venir nous aider.

Elle n’avait pas tort. Pendant ce temps-là, il avait regardé un polar à la télé et s’était pieuté à côté des gros lolos de sa compagne.

— On peut savoir ce que tu vas foutre aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Je pars à Madrid voir les Pinturas rojas.

Pour Barbie, c’était une victoire. La preuve qu’elle avait encore mis le doigt sur un élément d’importance.

— Bon voyage, fit-elle d’une voix plus chaleureuse. On t’appelle dès qu’on a du nouveau.

Corso dormit tout le vol, avec sa documentation sur les genoux. Quand l’avion atterrit à l’aéroport Adolfo-Suárez-de-Madrid-Barajas, il se réveilla en sursaut, le visage laqué de sueur, la tête farcie de visions épouvantables.

— Ça va pas ?

À ses côtés une mamie affable le considérait d’un air préoccupé.

— Je fais des cauchemars, s’efforça-t-il de répondre avec un sourire d’excuse.

— Le principal, fit-elle en regardant par le hublot, c’est qu’on soit toujours entiers.

Corso fixa la fenêtre irradiée de lumière. Une telle blancheur n’évoquait ni le soleil ni une quelconque douceur de vivre mais le flash d’une bombe atomique. L’association du profil de la vieille femme et du halo éblouissant lui rappela de mauvais souvenirs. La canicule de l’été 2003, quand, à 24 ans, flic à Louis-Blanc, le commissariat central de l’Est parisien, il constatait les décès de vieillards solitaires qui avaient littéralement fondu dans la brûlure du mois d’août.

Sitôt sorti de l’avion, il fut comme asphyxié par la chaleur castillane. Les images terrifiantes de 2003 ne le lâchaient pas : morgues remplies jusqu’à la gueule, linceuls en série, masques de peau verte, gencives gonflées de putréfaction…

Dégringolant les marches de l’escalier mobile, il retrouva tant bien que mal son équilibre sur le tarmac et se pressa vers l’aérogare et sa clim’. Il gagna la sortie et plongea dans un taxi.

Il connaissait Madrid, il s’y était rendu souvent, dont une fois avec Émiliya. De jour, la ville n’était que violence — blancheur aveuglante des murs, air brûlant qui vous paralyse, soleil qui broie toute sensation —, mais au crépuscule, la cité reprenait le dessus et vous ensorcelait. Le long de ces avenues immenses, rectilignes, solennelles, on éprouvait des émotions de souverain béat dans son carrosse.

L’architecture surtout l’avait emballé. Il se souvenait d’un émerveillement particulier : la statue du phénix sur la coupole de l’immeuble Metropolis, à l’embranchement de la calle Alcalá et de la Gran Via, rappelait le « Spirit of Ecstasy » à la proue des Rolls-Royce. Le bouchon de radiateur d’un gigantesque véhicule, bruissant et encore tiède…

La Fondation Emilio-Chapi était située calle de Serrano, au cœur de la zone huppée de Madrid, un quartier de villas immaculées et de jardins plantés de palmiers triomphants. Selon sa doc, elle avait été créée au début du XXe siècle par un riche médecin qui avait fait fortune grâce à des brevets pharmaceutiques. Depuis les années 60, la fondation avait été reprise par un groupe de mécènes avides d’alléger leurs impôts en acquérant des œuvres d’art. Parmi les dernières en date, les Pinturas rojas de Francisco Goya.

Le taxi s’arrêta devant un long mur vermillon qui évoquait un fronton de pelote basque. Une fois le portail franchi, Corso découvrit une bâtisse blanche et rouge aux toits-terrasses surmontés de pinacles de pierre. Il longea l’allée de palmiers au son des arroseurs automatiques qui rythmaient ses pas comme des claquements de doigts. Il ne pouvait pas être plus loin de son enquête, du terrain de chasse de son meurtrier, de sa juridiction. Pourtant, il éprouva à cet instant la sensation quasi matérielle d’être sur la bonne voie.

Un demi-jour régnait dans le hall traversé par les rayons de soleil brisés par des volets entrouverts. Du bois, du marbre, de la pierre… Et le silence. Le hall offrait déjà quelques toiles, des figures cuirassées qui vous observaient du fond des siècles, des personnages en clair-obscur, comme lustrés à la cire d’abeille.

— Un boleto por favor, demanda-t-il à la caisse.

Il n’avait pas l’intention de se faire remarquer, encore moins de sortir sa carte de flic. Premier objectif : accéder aux petites toiles rouges. Ensuite, il verrait ce qu’il pourrait obtenir des gardiens. Mais sans l’aide de la police espagnole, il n’irait pas bien loin. Sans compter qu’il avait peut-être tout faux depuis le départ.

¿Quieres entrar ?

Un groom en livrée lui désignait un ascenseur à l’ancienne, avec garde-corps en fer forgé noir et portes palières de bois verni. Corso accepta : les toiles de Goya étaient au troisième étage.

Durant quelques secondes, il fut transporté dans un autre temps. La cabine lambrissée était dotée d’une banquette noire, d’un boîtier de commande nacré et de miroirs biseautés renvoyant des éclairs vers la cage d’escalier.