Corso sourit et sentit revenir sa confiance en son expédition. À chaque étage, il se rapprochait de l’univers fantasmatique du tueur.
22
Corso traversa une première salle qui regroupait des peintures religieuses du Siècle d’or. Dans la suivante, trônaient des figures de la cour d’Espagne de la même époque : fraises, pourpoints et perles… Quelques touristes déambulaient avec cet air recueilli des pèlerins parvenus au site sacré. Avec leurs shorts et leurs sandales, ils étaient plutôt ridicules mais il n’était pas mieux, vêtu de noir en plein été, comme pour un concert du Hellfest.
Dans la troisième salle, il repéra les tableaux rouges qui semblaient perdus, côte à côte, sur un grand mur blanc. On ne pouvait se méprendre sur leur valeur : un cordon de velours interdisait qu’on s’en approche. Il n’avait jamais fait attention à leurs dimensions, pourtant bien précisées dans les articles, et elles lui semblèrent minuscules. Sans doute moins de 50 centimètres de hauteur pour à peine 30 de largeur. Toutefois, quand on se penchait vers eux, les tableaux n’en paraissaient que plus intenses, plus terrifiants. Des purs concentrés de violence.
Les légendes indiquaient sobrement : « Pintura roja no 1 », « Pintura roja no 2 », « Pintura roja no 3 », mais d’après ses lectures, Corso se souvenait que les historiens d’art les avaient respectivement baptisés : Le Cri, La Sorcière, Le Mort…
Le plus à gauche représentait le visage balafré dont s’était inspiré, de toute évidence, le tueur de Nina. Un galérien, ou un prisonnier, dont on discernait avec précision, au bas du tableau, les bracelets noirs et les chaînes. Ses commissures s’étiraient douloureusement jusqu’aux oreilles dans un rire avide, à la fois blessure et provocation. On ne savait plus si cet homme souffrait ou jouissait. Son expression pernicieuse — une grimace diabolique à vous glacer les tripes — jouait à plein sur l’ambiguïté. Un initié qui vous regardait du fond de la souffrance en riant de votre ignorance…
Mais le plus prodigieux — et le plus envoûtant —, c’était la dominante pourpre de la toile. Le visage béant émergeait du fond rougeoyant comme un morceau de glaise d’une flaque de boue. Il semblait s’en détacher lentement, irrésistiblement, comme les tirages argentiques jadis se révélaient peu à peu à travers leurs bains chimiques.
Le deuxième tableau (La Sorcière) présentait une composition étrange, très novatrice pour l’époque (un peu comme Le Chien des Pinturas negras). Une ligne de terre (mais ici la couleur rouge évoquait plutôt une pente de lave, un magma incandescent) coupait la toile en deux à l’oblique. De cet axe, jaillissait une tête épouvantable. Des yeux bridés, une figure ratatinée, une chevelure hirsute collée de crasse et de tourbe. La sorcière paraissait rire elle aussi, avec toujours cette même béance, et vous jouer un bon tour de l’autre côté de cette ligne de soufre.
Le Mort offrait des tons plus sombres, les derniers degrés du vermillon et du carmin avant la terre de Sienne. Une agonie couleur de crépuscule. On y discernait un homme sur un lit ou un brancard. Non pas à l’hôpital, plutôt dans une cellule ou une chambre mansardée. Le corps bizarrement incurvé semblait juste ébauché comparé à la stupéfiante présence du visage. Des traits creusés au ciseau, des yeux énormes, un profil raboté — et toujours cette gueule grande ouverte qui cette fois n’évoquait plus le rire mais le néant qui gagnait du terrain à chaque seconde.
À une époque où il se passionnait pour la médecine légale, Corso s’était fadé des traités de médecine du XIXe siècle. Il se souvenait des descriptions de patients au stade tertiaire de la syphilis. Exactement ça : visage rongé, nez dissous, lèvres absorbées, tibias en lames de sabre, déformés par l’infection comme un métal par une température extrême. Goya avait sans doute peint là un syphilitique aperçu dans quelque dispensaire ou hospice.
Tout ça ne lui disait pas grand-chose sur son affaire, mais il était sûr que le tueur était venu là admirer ces œuvres. S’en imprégner. S’en nourrir. Elles avaient été le déclic qui l’avait fait passer à l’acte. Ou bien alors elles lui rappelaient un autre traumatisme, la vraie source de sa pulsion meurtrière…
Il se décida à redescendre au rez-de-chaussée pour interroger les gardiens et voir s’ils n’avaient pas remarqué un visiteur régulier, un admirateur bizarre autour de ces toiles. Il s’engageait dans l’escalier quand un grondement s’éleva des étages inférieurs, grimpant aussitôt dans les aigus au point de devenir un sifflement — le moteur de l’ascenseur. À travers la cage de fer forgé, il vit passer le contrepoids qui descendait à mesure que les pavés de verre du toit de la cabine se rapprochaient. Corso recula par réflexe et suivit des yeux la progression de l’engin.
À cet instant, derrière les vitres de la cabine lambrissée, il aperçut un homme de dos, vêtu d’un costume clair et d’un panama blanc, à côté du groom. En un éclair, il se souvint des paroles de Freud : « Il a une manière spéciale de s’habiller. Des costards blancs, des chapeaux… Le genre maquereau des années 20… » Le maquereau venait de le dépasser, en route pour les sommets.
Corso remonta aussitôt quatre à quatre. Quand il parvint au troisième étage, la double porte venait de se fermer et l’ascenseur redescendait déjà vers le rez-de-chaussée. Corso se rua dans la salle des Pinturas rojas : pas d’homme en blanc. Il fit le tour des autres salles. Des rois, des ducs, des bouffons du Siècle d’or, mais pas de panama. Putain de Dieu.
Il revint encore sur ses pas et inspecta le palier de l’étage. Rien. Pas de toilettes. Pas de bureau. Pas d’autres pièces que ces trois salles. Il plongea son regard dans la fosse où l’ascenseur remontait encore. Il dégringola les marches en réalisant ce qui s’était passé. Le visiteur l’avait repéré — grâce aux miroirs de la cabine. Au troisième étage, il était resté à l’intérieur et avait demandé au groom de redescendre. Sans doute s’était-il simplement accroupi sous un prétexte quelconque le temps que Corso parvienne à l’étage, puis il s’était relevé une fois hors de vue. Plus c’est simple, mieux ça marche.
Impossible d’interroger le liftier, l’appareil filait de nouveau vers les hauteurs. Il préféra tout miser sur le hall et les jardins. Au fil des marches, deux questions : pourquoi le bonhomme s’était-il enfui ? Comment avait-il pu repérer Corso, le connaissait-il ?
Personne au rez-de-chaussée : ni près de la caisse, ni dans la librairie attenante. Il se rua dans les toilettes, hommes, femmes, ouvrit chaque porte. Nada. Enfin, il se précipita dehors. Malgré lui, il fut stoppé net par la lumière qui lui explosa à la gueule, sans parler de la chaleur qui lui brisa carrément les jambes. En retrait dans le hall, alors qu’on commençait à le regarder de travers, il reprit son souffle et bondit de nouveau vers le brasier.
La main en visière, il se livra à un rapide état des lieux. A priori, personne dans les allées ni à l’ombre des palmiers. Le paysage paraissait avoir été vidé de toute présence humaine et même de toute substance matérielle. Les arbres se résumaient à des flammes blanches, les pelouses à des miroirs aveuglants.
Corso courut jusqu’à la sortie du parc. Son ombre sur le gravier clair avait la netteté d’une fissure crevant la terre. Parvenu au portail, il s’appuya au châssis des grilles et dut aussitôt retirer sa main : le métal était brûlant. Sa gorge était dans le même état : quelques mètres de course l’avaient gargarisée au lance-flammes. Pas la moindre trace du visiteur. L’artère se déroulait, déserte. Il n’eut pas la force de reprendre sa course. D’ailleurs, où aller ? L’homme s’était dissous dans cette ville aussi blanche que lui.