À ses yeux, Thaddée possédait un pouvoir de transmutation : l’information la plus banale se transformait, via sa voix claire, en une chose très précieuse, un peu comme ces coquillages qu’ils ramassaient ensemble au Pays basque et qui devenaient, parmi les milliers existants, de véritables trésors.
— Je t’embrasse, mon bébé. Repasse-moi maman.
Il préférait écourter lui-même la communication pour ne pas avoir l’impression, quand Émiliya reprendrait le combiné, qu’on lui coupait un bras.
— Bon, salut, Corso. (Depuis longtemps, elle l’appelait ainsi.) On te téléphonera la semaine prochaine.
Elle avait une voix envoûtante, ni grave ni aiguë, mais au timbre riche, évoquant plutôt un tissu satiné, une étoffe lourde, chatoyante.
— Je peux vous joindre moi aussi, non ?
— Je ne préférerais pas.
Sans le vouloir, il monta le ton :
— Tu prétends régenter mes rapports avec mon propre fils ?
— Ne gâche pas nos efforts pour trouver un terrain d’entente.
— Un terrain d’entente ? hurla-t-il soudain. Alors que tu me fais passer pour une brute et un père indigne ?
Elle fit un curieux bruit avec sa bouche, un tsk-tsk-tsk rappelant le mécanisme d’un arrosage automatique.
— Calme-toi, Corso. Nous devons rester des êtres civilisés, même si ce n’est pas dans ta nature profonde.
— Je t’emmerde.
— Tu vois, gloussa-t-elle. Tu es un tueur, Corso. Et le pire de tous, protégé par la loi. Comme ceux qui ont assassiné mes parents.
Un de ses refrains préférés : des parents universitaires et dissidents qui avaient été éliminés par la police secrète bulgare. Corso n’en croyait pas un mot. Vu la fille, il aurait plutôt penché pour des délateurs chevronnés, actifs collaborateurs du régime.
— Je veux simplement…
Émiliya avait déjà raccroché. Corso s’adossa au mur du couloir, lançant des regards de droite à gauche afin de s’assurer que personne n’avait assisté à son humiliation. Cela n’aurait pas été si grave : la moitié de l’étage était divorcée et bossait pour payer des pensions scandaleuses. La loi du ventre…
— On n’a pas compris. La réunion est terminée, là ?
Barbie venait d’apparaître. Elle se tenait voûtée comme si sa croissance avait été un effort nerveux, une longue crampe dont elle conservait encore la courbature.
Il ne répondit pas. Elle fronça les sourcils.
— Ça va pas ? T’es tout rouge.
— Ça va, c’est bon.
— Et Madrid ? Tu veux pas m’en parler ?
Corso lui fit un signe explicite. En quelques secondes, ils se retrouvèrent sur le toit du 36, le repaire de tous les flics de la Crime. Sans doute une des plus belles vues de Paris, mais plus personne n’y faisait gaffe depuis des lustres. La tendance actuelle était pourtant de se plaindre sur le mode « bientôt, tout ça sera fini », allusion au grand déménagement prévu pour la rentrée 2017.
Après avoir allumé une clope, Corso résuma son escapade madrilène. Le choc des toiles, l’homme en blanc, la course-poursuite avortée…
— Et… c’est tout ? demanda Barbie en achevant de se rouler une cigarette.
— Les gars du musée commençaient à me regarder de travers. Quand j’ai su pour le nouveau meurtre, j’me suis cassé aussi sec. Je vais mettre sur le coup notre agent de liaison.
— Tu penses que c’est notre tueur ?
Debout sur les lames de zinc, Corso tira une taffe à s’arracher les poumons. À chaque clope, il avait l’impression de foutre au feu quelques secondes de sa propre vie et bizarrement, cela faisait partie du plaisir.
— Il faudrait admettre qu’il a tué Hélène Desmora et qu’il a déposé son corps à Saint-Denis avant de prendre l’avion pour Madrid. Le même vol que moi, tant qu’on y est.
— C’est possible, non ?
— Possible, mais un peu dur à avaler. En tout état de cause, je sens un faisceau de signes qui va peut-être nous servir : ces toiles rouges, la silhouette à chapeau, le mystérieux boyfriend de Sophie qui serait peintre… Tout ça dessine une cohérence.
Barbie avait allumé sa clope et s’était allongée sur le toit gris. Elle paraissait contempler le ciel. Ceux qui ne la connaissaient pas auraient pu lui prêter à cet instant des pensées romantiques.
Soudain, elle se releva et retrouva sa position en tailleur — une gamine qui joue aux osselets dans la cour de récré.
— J’ai juste une question sur ton histoire au musée.
— Je t’écoute.
— Quand l’ascenseur est redescendu, pourquoi t’as plus vu le type à l’intérieur ?
Une nouvelle taffe, le goût âcre lui parut être celui de l’offense vécue à Madrid.
— J’ai interrogé le groom. Il s’est souvenu que le visiteur s’est agenouillé pour relacer sa chaussure…
Un sourire frémit sur les lèvres de Barbie. Malgré le contexte, malgré les mortes, malgré l’humeur de Corso, ou peut-être à cause de tout ça, la jeune femme éclata de rire. Il y avait de quoi. Toute cette expédition à Madrid anéantie par un lacet…
Corso grogna, mi-sérieux, mi-sourire :
— Va bosser, nom de Dieu !
25
En route pour le Squonk, Corso appela Bompart — sans prendre de gants, il exigea d’être officiellement saisi pour le deuxième meurtre, lui demanda de contacter l’officier de liaison à Madrid et la pria de lui envoyer du renfort digne de ce nom pour traiter la partie « gonzo » du dossier et gérer les « témoignages spontanés » qui allaient affluer quand la nouvelle du meurtre d’Hélène Desmora serait diffusée.
Bompart ne moufta pas face aux airs de petit chef de Corso. En revanche, elle exigea des résultats tangibles d’ici lundi. La taulière avait décidé de donner une conférence de presse en début de semaine pour rassurer les médias et le public sur le « bon avancement de l’enquête ». Pas besoin d’expliquer l’enjeu : cette histoire de tueur à Paris, en plein mois de juillet, c’était pas bon pour le commerce.
Corso promit — ça ne lui coûtait rien — et la remercia de faire fissa.
Il allait raccrocher quand Catherine ajouta :
— Tu savais qu’une des victimes du parking Picasso était Mehdi Zaraoui ?
— Oui. Et alors ?
— Son frère vient de se faire entauler et il va rester à l’ombre un moment. Mais on sait jamais avec ces putains d’Arabes…
Corso refusait de s’inquiéter — ses actes, depuis qu’il était flic, ne pouvaient que provoquer la colère et la haine parmi une population stupide et dangereuse. S’il avait commencé à s’angoisser, il n’en aurait jamais eu fini. Il raccrocha sur une forfanterie de flicard, une de ces phrases de grande gueule conçues justement pour étouffer la peur.
Au Squonk, il trouva porte close. À quoi s’attendait-il ? Avec la mort de Miss Velvet, la boîte allait sans doute fermer pour un moment. Devant la paroi de métal noir, il se demanda s’il avait encore assez d’énergie pour pénétrer dans l’immeuble et sonner chez les voisins…
À cet instant, la porte cochère à gauche s’ouvrit sur un couple riant aux éclats. Le flic eut le réflexe de tendre le bras et de se glisser à l’intérieur. Une fois dans le hall, il jeta un œil aux boîtes aux lettres puis se mit en quête des caves. Avec un peu de chance, il existait un passage entre ces sous-sols et Le Squonk.