Kaminski se remit en position zenkutsu dachi.
— La distance raisonnable entre un patron et sa salariée.
Corso songea à la serveuse à laquelle il avait déboîté la mâchoire et à la danseuse retrouvée rue Jean-Mermoz, sans visage.
— Vous ne couchiez pas ensemble ?
— Nina ne couchait avec personne.
— Elle carburait à quoi ?
Kaminski pivota puis lança un yoko geri (« coup de pied latéral ») juste à la hauteur des genoux de l’ouvrier toujours aux prises avec sa rampe lumineuse.
— Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était se balader à poil sur les plages de sable blanc.
Il l’avait lu dans le dossier : Sophie Sereys était naturiste. Même pas une petite culotte pour séparer sa vie privée de sa vie d’artiste.
— Pas de drogue, d’alcool ?
— Je parle pas français ? Nina était aussi pure qu’une source thermale.
— Pas de passes avec les clients ?
En inspirant profondément, le proxo se plaça en position shiko dachi, de face, jambes fléchies, pieds à 45 degrés, mains sur les genoux — la position des lutteurs de sumo. Pour un quinquagénaire, il tenait une forme olympique.
— Cherche pas la merde, Corso. Nina était une fille sans tache, le cœur sur la main. Elle respirait la gentillesse. Rien que sa présence dans le métier, ça nous rachetait tous un peu. Y a trois jours, c’était son enterrement. Nina, elle avait pas de famille, eh ben j’ai jamais vu autant de monde dans un cimetière. Que des amis, des collègues, des admirateurs…
Corso aurait bien aimé assister à ces funérailles, histoire de prendre lui-même la température.
— Et une pro avec ça ! continua le karatéka. Une des meilleures en France. Elle écrivait elle-même ses scénarios, inventait des postures, des expressions, des petits détails… Putain de Dieu, je lui prédisais un avenir de star. La nouvelle Dita von Teese !
Kaminski exagérait. Sur Internet, Corso n’avait vu qu’une jolie blonde au curieux physique d’actrice de cinéma muet et aux chorégraphies simplistes.
Nouvelle garde. Double pas, pas croisés. Okuri ashi.
— Une chic fille qu’a simplement fait la mauvaise rencontre.
— Peut-être ici, chez toi.
— Tu perds ton temps, Corso. Y a pas plus sain que ma boîte et son public. La perversité, on la trouve chez les coincés de la bite. C’est la morale qui crée le mal, pas l’inverse. T’en sais quelque chose, non ?
Corso déglutit, éprouvant la désagréable sensation d’être mis à nu. Il avait toujours brouillé les pistes : raide comme un janséniste, il s’habillait comme un fan de Nirvana à près de quarante balais ; voyou dans l’âme, il était devenu flic ; chrétien autoproclamé, il ne foutait jamais les pieds, ou presque, à l’église. Quant au sexe, il n’aimait que les vierges éthérées mais c’était pour mieux les souiller. Qui voulait-il tromper ? Lui-même ?
— Et du côté de tes potes ? reprit-il. T’as pas gardé des contacts avec des taulards ? des adeptes de l’amour vache ?
Kaminski enchaîna un ura mawashi geri, avec le revers du pied, et un tsumasaki geri, orteils tendus. Corso avait pratiqué le karaté et il devait admettre que la technique du proxo était sans faille. Le régisseur, lui, commençait à trembler des genoux.
— Tu te trompes encore, maricón. Le tueur que tu cherches a pas fait de taule et porte pas une pancarte marquée « tueur en série ». C’est un mec normal, lisse, sans histoires.
Corso était d’accord. La violence intérieure qui submergeait l’assassin quand il passait à l’acte était sans doute proportionnelle au calme qu’il affichait en surface.
— Et tes filles, comment elles ont réagi ?
— À ton avis ? On a dû créer une cellule psychologique.
Corso faillit éclater de rire.
— Mais elles ont déjà repris le boulot, enchaîna l’autre. Par solidarité. Elles pensent que c’est la meilleure chose à faire en mémoire de Nina.
— Show must go on…
Enfin, l’ouvrier brancha les derniers fils et remit en place le plafonnier. La connexion alluma les yeux rouges d’un squelette qui trônait dans un coin de la pièce et qui devait servir de sparring-partner à Kaminski.
Assez traîné ici. Il s’était tapé un spectacle affligeant et avait perdu son temps avec un taré karatéka. Le maquereau puait la sueur et la connerie mais pas la peur, et encore moins la démence organisée que révélait le meurtre de Nina Vice. En réalité, Corso avait une conviction : le tueur n’appartenait pas au cercle du Squonk. Sinon, Bornek l’aurait identifié. Ils avaient affaire à un attaquant extérieur.
Alors que le régisseur descendait de son escabeau, Kaminski s’inclina pour effectuer un salut en bonne et due forme. Le technicien hocha brièvement la tête, empoigna sa boîte à outils et déguerpit.
— Corso, tout le monde sait que t’es un bon flic, murmura le marlou en sortant un morceau de shit, des feuilles à rouler, des cigarettes. Trouve-moi le salopard qui a fait ça au lieu de me faire chier à pas d’heure.
— Tu lui réserves ton mawashi geri ?
Kaminski passa sa langue sur le papier à rouler et lui fit un clin d’œil :
— Peut-être que je le garde pour toi…
Corso avait été ceinture noire deuxième dan mais c’était dans sa jeunesse et il lui semblait aujourd’hui qu’il s’agissait de la jeunesse d’un autre. Face à Kaminski, il n’aurait pas tenu deux minutes.
— J’te prends quand tu veux, répliqua-t-il pourtant, histoire de rester dans la note.
Kaminski acheva de concocter son joint, l’alluma puis décocha un nouveau yoko geri en direction du visage du flic. Corso, qui n’avait pas vu venir le coup, sentit le tranchant du pied lui frôler le menton.
Il déglutit encore, à sec, et essaya de sourire.
— File-moi une taffe.
3
Corso habitait un deux-pièces rue Cassini, dans un immeuble des années 60, dont le loyer avait été revu à la baisse en raison de sa vue imprenable : le mur aveugle de l’hôpital Cochin. L’appartement n’était pas terrible mais le flic aimait ce quartier qui semblait, après le boulevard Arago, s’ouvrir et prendre ses aises jusqu’au parc Montsouris. L’avenue René-Coty surtout, avec ses airs de rambla, ses platanes, ses ateliers d’artistes, lui faisait chaud au cœur.
Le flic balança blouson et holster sur son canapé et se dirigea vers le comptoir qui faisait office de cuisine. Il ouvrit le réfrigérateur et n’y vit que l’image figée de sa vie de célibataire. Produits périmés, conserves à demi ouvertes, restes de take-away…
Il prit une bière et s’assit sur le convertible qui, avec son bureau, constituait son seul mobilier. Après sa séparation d’avec Émiliya, il avait trouvé ce refuge et n’avait pas cherché à l’aménager, sauf la pièce réservée à Thaddée qu’il avait décorée avec attention. Pour le reste, ce côté provisoire lui plaisait — il lui rappelait son statut de paria, d’exilé perpétuel.
Né tout en bas de la pile, à la lettre X, comme Nina Vice, squatteur de foyers et de familles d’accueil durant son enfance, puis chien errant de sa propre adolescence, Corso n’avait jamais su se fixer ni s’adapter. Voleur, drogué, asocial, il avait été sauvé in extremis par Catherine Bompart, qui l’avait pris sous son aile et lui avait permis de réussir la seule chose dont il était fier (avec son fils) : sa carrière de flic.